Le Mythe de Saint-Sébastien.
En 1959, Louis Réau, éminent historien de l'art, écrit, dans un ouvrage encyclopédique voué à un grand succès universitaire, qu'il ne reste plus [à saint Sébastien] que le patronage compromettant et inavouable des sodomites ou homosexuels, séduits par sa nudité d'éphèbe apollinien, glorifié par le Sodoma.
Cette observation, non dénuée d'homophobie, n'est pas sans fondement ; les oeuvres de la Renaissance, donnant à voir et à imaginer saint Sébastien (martyr romain du IIIe siècle, fêté le 20 janvier), ont exercé un attrait certain sur des spectateurs sensibles à la beauté des hommes ou des garçons.
Au XIXe siècle, de riches Anglais, cultivés et homosexuels, organisaient des voyages en Italie dont le but était d'aller admirer saint Sébastien. Aujourd'hui encore, de nombreuses fêtes ou festivals gays s'organisent autour de ce thème.
Quelle est donc la nature de la séduction exercée sur les homosexuels par la représentation renaissante de saint Sébastien ?
[…] Cette cristallisation homosexuelle sur Sébastien s'explique donc tout d'abord par le souci manifeste des artistes de la Renaissance de représenter le saint sous les traits d'un beau jeune homme, de suggérer un abandon sincère aux flèches comme aux regards, d'associer la nudité et la grâce, d'insister sur le sexe ou le tissu censé le cacher. Pour les amoureux de Sébastien, ce n'est pas sa biographie imaginaire qui importe, ni son rôle dévotionnel, mais cette incarnation figurative apparue vers 1450, date à laquelle Sébastien n'est plus représenté comme un vieillard mais comme un jeune homme, voire un adolescent, indifférent aux flèches qui le martyrisent. Dès lors, un regard profane se pose sur ces oeuvres, auxquelles il est reconnu, pour s'en réjouir ou s'en désoler, un effet érogène.
La figure de saint Sébastien devient ainsi un code culturel gay, dont usent tout autant Shakespeare (La Nuit des rois, vers 1599) que, plus tard, et la liste est loin d'être exhaustive, Julien Green (Le Malfaiteur, 1955), Jean Cocteau (Les Archers de saint Sébastien, 1912), Thomas Mann (La Mort à Venise, 1912), Federico Garcia Lorca (Saint Sébastien, 1927) ou le chanteur du groupe rock REM (« Losing my Religion », 1991). Mieux, ce code culturel est également un matériau dont s'emparent nombre d'artistes gays, qui y trouvent une occasion de caresser le corps masculin ; à une certaine époque, même, une occasion licite, un moyen d'éviter la censure.
Plus que celui des peintres ou des sculpteurs, le travail des photographes du XXe siècle est intéressant, qui accentue par un effet de présence l'érotisme intrinsèque de la figure. La série de photographies de Fred Holland Day, qui date de 1906, est à cet égard remarquable, construite comme une suite d'instantanés sur le martyre du saint, incarné par des garçons à peine pubères. Les Saint Sébastien de Raymond Voinquel (1946) ou de Pierre et Gilles (1985) sont plus orthodoxes et, partant, plus pervers. Respectant à la lettre l'iconographie religieuse de la Renaissance, ils la détournent par l'actualisation de la technique, qui, pour le spectateur, signale que le beau jeune homme photographié n'est pas destiné à être pieusement prié.
Cette mise à plat du mythe est également le ressort du film du réalisateur gay Derek Jarman (Sebastiane, 1976). Tourné entièrement en latin, sous un soleil écrasant, il est fidèle au récit canonique, mais le simple changement de perspective qu'il induit rend homoérotiques tout un ensemble de situations, comme le contexte militaire dans lequel évolue Sébastien, agencées à l'origine pour exalter le statut de « soldat du Christ » octroyé au saint.
Sa biographie imaginaire, d'ailleurs, recèle nombre de péripéties qui se prêtent opportunément au double sens homosexuel. Néanmoins, nul autre événement que son premier martyre, la sagittation (supplice par les flèches), n'a plus enchanté les imaginations gays. Outre l'exaltation de la chair que sa résistance aux flèches impose, cette sagittation, que la Renaissance avait métaphorisée comme la preuve que saint Sébastien résistait à la peste, a pu, pour des artistes homosexuels contemporains, symboliser le sadomasochisme ou les atteintes de cette peste moderne, le sida (voir par exemple la performance de l'artiste américain Ron Athey en 1994, HIV: AIDS Odyssey). Cette plasticité de la « forme saint Sébastien » est un des éléments qui fondent la permanence de son succès, en tant que code culturel et en tant que sujet ; c'est d'ailleurs l'exemple rare d'une iconographie chrétienne encore vivace quoique trahie.
Karim Ressouni-Demigneux
■ in Dictionnaire des cultures Gaies et Lesbiennes, sous la direction de Didier Eribon, Editions Larousse, 2003, ISBN : 2035051649, page 417 (extrait)
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