Max Beckmann, 1884-1950. Allemagne
Max Beckmann, par Hans Möller, 1922
Né à Leipzig en 1884 et mort à New York en 1950, Max Beckmann connaîtra personnellement les grandes tragédies qui, dans ce premier XXe siècle, bouleverseront l’Europe et le monde.
Le peintre participera à la Première Guerre mondiale, subira la montée et la victoire du nazisme, connaîtra l’exil, l’occupation hitlérienne, l’effondrement de l’Europe et enfin l’émigration aux Etats-Unis à l’époque de la guerre froide.
L’œuvre de Max Beckmann rend compte de chacun de ces drames, sans que pour autant le peintre en soit un "illustrateur" ou une sorte de reporter. Quoique refusant l’anecdote ou le récit, nul mieux que lui n’a montré la crise sociale et morale de l’Allemagne des années vingt ou dénoncé la monstruosité du nazisme. Et cela justement parce que, refusant l’engagement direct de l’artiste, lui fixant une mission plus haute, Beckmann, dans sa peinture des événements historiques, atteint une dimension universelle et intemporelle.
Jeunes gens à la mer, 1905
Auferstehung (Résurrection), 1908-1909. Huile sur toile
Beckmann, considéré souvent comme le peintre d’histoire le plus important du siècle, s’il n’utilise pas lui-même le concept de peinture d’histoire, parle de son devoir de peindre des "grandes actions dramatiques à contenu humain".
Beckmann refuse la peinture narrative mais se réclame néanmoins de la peinture de figures à laquelle il rattache le Tintoret, le Greco ou Cézanne. Selon lui, pour participer au monde qui l’entoure, pour en rendre compte, le peintre doit partir de la réalité vécue. Il s’oppose ainsi aux avant-gardes, à la "nouvelle peinture", celle défendue en 1912 par le peintre Franz Marc et le groupe Der Blaue Reiter (le Cavalier Bleu) dont fait partie Kandinsky.
En réponse à Marc, dans un article intitulé Pensées sur l’art temporel et intemporel, il écrit: "Une chose est récurrente en tout art. C’est la sensibilité artistique, liée au caractère figuratif et objectif des objets à représenter". Il dénonce les "papiers peints Gauguin", les "étoffes Matisse": cette soi-disant nouvelle peinture a ceci de faible et d’excessif dans son esthétisme, qu’elle ne permet plus de distinguer la notion de papier peint ou d’affiche de celle de "tableau".
Selbstbildnis (Autoportrait), 1914. Pointe sèche, 43.4 x 32.5 cm. MOMA, New York
Avant la Grande Guerre de 14-18, Max Beckmann se reprochait souvent l’insuffisante générosité de son art. Il avait pourtant, à plusieurs reprises, cherché à sortir de l’espace trop modeste et subjectif de la peinture de genre pour peindre des drames collectifs comme la Scène de la destruction de Messine (1909), ou le Naufrage du Titanic (1912).
Avec la guerre, l’Histoire s’immisce brutalement dans sa vie. Il s’engage comme volontaire dans les services sanitaires de l’armée allemande et connaît dès 1915 une profonde dépression physique et psychique.
Kreuzabnahme (Descente de la croix), 1917. Huile sur toile, 151.2 x 128.9 cm. MOMA, New York
La Grande Guerre arrache Beckmann au cercle étouffant de ses préoccupations matérielles (vendre ses toiles) et de ses passions privées. Comme il le dira à sa femme Mina Tube, la guerre sera pour lui et pour son art un "miracle". Un "miracle" parce qu’il aura accumulé en quelques mois l’intensité d’expérience de toute une vie, modifiant considérablement, dès 1915, son langage pictural. Tout ce qu’il a fait jusque-là en peinture n’est que simple "apprentissage". Ses contemporains ne peuvent que constater, qu’en 1919, plus aucun lien n’existe avec ses œuvres antérieures. Il invente un nouveau langage plastique.
Dans ses Lettres du front le peintre explique qu’il accumule des images. Il regarde, fixe dans sa mémoire visuelle les horreurs qu’il découvre. Il dessine les blessés à l’hôpital, les cadavres qui jonchent les champs et encombrent les morgues. Dessiner lui permet de tenir à distance les abominations insupportables dont il est le témoin: "Dessiner me protège de la mort et de la destruction" (3 octobre 1914). Il extraira de ces images, une fois la guerre finie, ce qu’elles ont d’éternel.
Beckmann a très peu peint pendant la guerre, saisi par le sentiment d’impossibilité d’élaborer une forme picturale adéquate. Le pathétisme historique, hérité du XIXe siècle, est balayé par la brutalité du réel.
Le dessin lui permet de trouver de nouvelles formes, avec la plume de roseau, dure et pointue. Le trait incisif ne permet aucune hésitation. Il l’utilise aussi dans différents procédés de gravure, pointe sèche ou eau forte.
Kreuzabnahme (Descente de la croix) de la série Visages (Gesichter), 1918. Pointe sèche, 30.7 x 25.8 cm. MOMA, NY
Die Gähnenden, de la série Visages (Gesichter), 1918. Pointe sèche,45 x 36.9 cm. MOMA, NY
Prosit Neujahr, 1917 (Bonne année 1917) du portfolio Gesichter (Visages), 1917. Pointe sèche, 23.7 x 29.7 cm. MOMA, NY
Resurrection II (Auferstehung) du portfolio Gesichter (Visages), 1918. Pointe sèche, 24.5 x 33.4 cm. MOMA, NY
Dans Résurrection II, commencée en 1916 à Francfort et laissée inachevée en 1918, Beckmann va chercher à transposer dans la peinture ce nouveau langage.
Cette œuvre perpétue la tâche du peintre d’histoire qui est de communiquer un message moral à travers un thème de l’histoire sainte. Mais là, la composition est irrémédiablement déchirée. Des fragments épars symbolisent la rupture de l’unité traditionnelle de l’image. Les proportions des personnages entre eux n’ont plus aucun rapport naturel, les principes conventionnels de construction sont balayés.
Le peintre "donne à voir" l’absence totale d’espoir de rédemption divine. Dans une sorte de danse macabre du Moyen âge, le soleil noir de la mélancolie, inspiré de Dürer, remplace la figure du Christ.
C’est bien pendant la guerre, et "grâce", si l’on ose dire, à la guerre que va se constituer le noyau de l’art de Beckmann, c’est-à-dire un dédoublement ironique par rapport à la vie et ses atrocités et par rapport à lui-même. C’est dans l’art même, par l’œuvre même, que le peintre est capable d’exorciser l’horreur du monde. Et c’est dans ce dédoublement que résidera, toujours plus, la fonction rédemptrice de l’art.
Car la guerre n’a pas conduit Beckmann au nihilisme dadaïste. Le peintre a cherché à convertir son expérience de la guerre en un défi salutaire: "Il faut exposer nos cœurs, nos nerfs aux cris de déception des gens trompés. Il faut être près des gens. La seule justification de notre existence d’artiste, passablement superflue et égoïste, c’est de présenter aux gens une image de leur destin. Cela n’est possible que si on les aime." (Schöpferische Konfession, 1918.)
Adam und Eva, 1917. Huile sur toile, 80 x 57. Collection privée
Adam und Eva, 1917. Pointe sèche, 23.7 x 17.6 cm. MOMA, NY
Die Nacht, 1918-19 (La nuit). Huile sur toile, 133 x 154 cm. Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf
Dans cette œuvre effrayante, véritable cauchemar, trois personnages torturent un couple et enlèvent leur fille. Le tableau, plein à craquer, vole en éclats sous la violence des gestes des bourreaux.
Beckmann évoque ici la violence sociale qui déchire la société allemande. La scène est sans doute en rapport avec l’assassinat des révolutionnaires spartakistes Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht lors de la Semaine sanglante à Berlin, en janvier 1919.
Ce tableau est un bilan de ses expériences, projeté sur la société urbaine de l’après-guerre. Le phonographe, au centre, domine la scène, seul point stable comme l’obus ou le soleil noir. Il semble avaler les cris d’effroi. Bourgeois et assassins sont des victimes. Le plancher suggère une scène de théâtre, la réalité devient théâtre et parabole éternelle.
A droite, l’assassin, qui porte une casquette prolétarienne, dont les traits du visage rappellent ceux de Lénine, aux yeux couverts par la visière, évoque une figure tirée du Triomphe de la mort, une fresque du XVe siècle du Campo Santo de Pise.
En amalgamant un thème iconographique chrétien (la Descente de croix) et des personnages contemporains, victime de guerre ou prolétaire, Beckmann dépasse la cruauté de la société d’après-guerre pour donner à son tableau une dimension universelle, celle de l’enfer humain sur terre.
Cette scène de torture froide et méthodique annonce la terreur nazie dans l’Europe occupée et "l’industrie de la mort" où la science sera mise au service de l’extermination.
Comme dans le Guernica de Picasso, 1937, la violence de la guerre s’étend aux sphères de la vie privée.
Die Nacht (Blatt 7), de la série L'Enfer (Die Hölle), 1919. Lithographie, 55.5 x 70 cm. MOMA, NY
Image de famille, Frankfurt 1920. Huile sur toile, 65.1 x 100.9 cm. MOMA, NY
Der Hunger (Blatt 5), de la série L'Enfer (Die Hölle), 1919. Lithographie, 62.6 x 49.6 cm. MOMA, NY
Die Familie (Blatt 11), de la série L'Enfer (Die Hölle), 1919. Lithographie, 76 x 46.3 cm. MOMA, NY
Die Ideologen (Blatt 6), de la série L'Enfer (Die Hölle), 1919. Lithographie, 71.4 x 50.5 cm. MOMA, NY
Le rêve, 1921. Huile sur toile, 182 x 91 cm. The Saint Louis Art Museum, Saint Louis.
La Passerelle de fer (vue de Frankfurt), 1922. Huile sur toile, 120.5 x 84.5 cm
Autoportrait aves une cigarette, Frankfurt 1923. Huile sur toile, 60.2 x 40.3 cm. MOMA, NY
Stehender männlicher Akt mit Brille (Nu masculin avec des lunettes), 1920. Pointe sèche, 26.7 x 17.6 cm. MOMA, NY
Der Verlorene Sohn unter den Schweinen (Le Fils Prodigue sous les porcs), 1918. Gouache et aquarelle sur encre et crayon dessin sur parchemin,36.4 x 29.8 cm. MOMA, NY
Der Verlorene Sohn wird verspottet (Le fils prodigue est raillé), 1918. Gouache et aquarelle sur encre et crayon dessin sur parchemin,36.8 x 30.2 cm. MOMA, NY
Der Verlorene Sohn wird verspottet (Le fils prodigue est raillé), 1918. Gouache et aquarelle sur encre et crayon dessin sur parchemin,36.8 x 30.2 cm. MOMA, NY
Die Heimkehr des Verlorenen Sohnes (Le retour du fils prodigue) 1918. Gouache et aquarelle sur encre et crayon dessin sur parchemin, 36.1 x 29.7 cm. MOMA, NY
Die Heimkehr des Verlorenen Sohnes wird gefeiert (La fête du fils prodigue), 1918. Gouache et aquarelle sur encre et crayon dessin sur parchemin, 36.1 x 29.7 cm. MOMA, NY
Portrait de Zeretelli, 1927. Huile sur toile
Joueurs de rugby, 1929. Huile sur toile
Départ, Frankfurt 1932, Berlin 1933-35. Huile sur toile, trois panneaux, 215.3 x 99.7 cm. MOMA, NY
En 1932, quelques mois avant la prise du pouvoir par Hitler (janvier 1933), Beckmann met en chantier son premier triptyque Départ. Le peintre s’éloigne d’une politique qu’il condamne pour puiser dans le temps, propre au mythe, des significations, des récits qu’il veut universels (Picasso, confronté à la tragédie de l’histoire, réagit de même en 1937 avec Guernica).
Par leur forme, les triptyques disent un monde polarisé mais divisé comme l’est l’univers du mythe. Les panneaux latéraux s’opposent par leur sens au tableau central, qui en constitue l’alternative ou la synthèse.
Départ a dérouté les contemporains du peintre, qui ne comprenaient pas le sens de son iconographie trop personnelle. Beckmann a livré en 1937 à une amie, Lilly von Schnitzler, quelques clés très utiles. Les deux volets latéraux représentent la vie qui se traduit par le désespoir et la torture auxquels tout homme est soumis. Le départ du roi et de la reine, qui se sont dégagés des souffrances de la vie, constitue la seule issue à cet état désespéré. L’enfant que la reine tient sur ses genoux représente le bien suprême, la liberté. "La liberté est ce qui importe - elle est le Départ, le recommencement", confie t-il.
Comme au temps des années de crise, des scènes de corps mutilés refont leur apparition dans ses œuvres, sorties de son inconscient: "Vous traînez avec vous cette part de vous-même qui est le cadavre de vos souvenirs, de vos méfaits, de vos échecs, du meurtre que chacun a commis une fois dans sa vie. Vous ne pouvez vous libérer de votre passé."
Dans ce premier triptyque (comme dans les suivants) les représentations de la violence et du crime expriment son sentiment du malheur et témoignent, en même temps, du contexte historique et politique de la société.
Mais Départ, au-delà des circonstances historiques, peut s’appliquer à toutes les époques car il a pour contenu le chemin fatidique de l’homme.
Triptyque de la tentation de Saint-Antoine, 1936-1937. Huile sur toile
Une dizaine d’oeuvres de Beckmann figurent dans l'exposition "Art dégénéré" organisée par les nazis dans les locaux de l’institut archéologique à Munich en 1937. Le 18 juillet, Beckmann entend à la radio le discours d’Hitler, prononcé à Munich lors de l’inauguration de la "Grande Exposition d’art allemande" qui a lieu parallèlement à l’exposition "Art dégénéré". Le lendemain, Beckmann quitte l’Allemagne avec Quappi laissant leurs biens et ses oeuvres qu’il récupèreront un peu plus tard. Le peintre ne remettra plus les pieds dans son pays natal. L’historien d’art Hans Ludwig C. Jaffé, directeur-adjoint du Stedelijk Museum d’Amsterdam, lui procure un appartement. Il connaît la misère, l’anonymat brutal après la notoriété, les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale.
Ces dix années à Amsterdam sont les plus dures que l’artiste ait connues. Il y mène une lutte existentielle contre la misère, l’isolement et la violence du monde.
Quand les nazis envahissent la Hollande, Beckmann brûle ses journaux écrits pendant l’exil. Il a presque 60 ans et tente de "garder la tête haute" dans "le chaos et le désordre omniprésents". Sa femme Quappi et la peinture le sauvent du désespoir.
Plus tout va mal, plus il travaille: 280 huiles, un tiers de son œuvre, surgiront de ces dix années; dont de nombreux autoportraits, thème central de sa création (il en aura peint en tout 200), donnant lieu à une introspection sans pitié à l’égard de lui-même. Cette démarche n’a d’équivalent que chez Rembrandt et Van Gogh.
Der Gefesselte, 1944. Encre sur papier, 40.3 x 25.4 cm. MOMA, NY
Colin-maillard, 1945. Huile sur toile. Minneapolis Institute of Art
Sur neuf triptyques de Max Beckmann, Colin-maillard est le plus grand et sans doute le plus important. La toile a été peinte pendant l'exil de Beckmann à Amsterdam entre Septembre 1944 et Octobre 1945, dans des circonstances de guerre difficiles. Dans son journal, Beckmann fait référence à des raids aériens et au manque de nourriture, de charbon et d'électricité; en fait, une grande partie du triptyque a été peint à la chandelle.
En 1947, ayant enfin obtenu son visa, à 63 ans, Beckmann part pour Saint-Louis du Mississipi, où il enseigne, puis s’installe à New York. Il est attendu comme une "star", mais après ces années de concentration intérieure et d’exil, il craint de servir de "divertisseur".
Il découvre aux Usa une vitalité débordante, "l’érection massive d’une volonté inouïe … (qui satisfait) … la terrible fureur des sens", dont il parlait dans son Discours de Londres. Il finira par se jeter avec fougue dans cette nouvelle existence.
Techniquement, sa peinture connaît une mutation. L’Amérique fait passer dans les tableaux de Beckmann des coloris plus variés et éclatants. Il ne renie plus l’aspect "décoratif" de certaines formes ou couleurs, après l’avoir tant critiqué chez Picasso et Matisse. Abîmes et angoisses se coulent désormais dans une forme séduisante, d’une simplicité provocante.
Les argonautes, 1949-1950. Huile sur toile, 189 x 84 cm, 203 x 122 cm, 189 x 84 cm. National Gallery of Art, Washington
Selbstbildnis im blauer Jacke, Autoportrait au veston bleu, 1950 Huile sur toile. 140x 91 cm The Saint-Louis Art Museum, Saint-Louis
Le 27 décembre 1950, alors qu’il se rend à l’exposition American Painting Today, où est présenté son Autoportrait au veston bleu, il meurt d’une crise cardiaque.
( Texte : Danièle Rousselier - Centre Pompidou)
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