Musée du quai Branly
PERSONA
étrangement humains
Du 26 janvier au 13 novembre 2016, pour ses 10 ans, le musée du quai Branly, à Paris, présente une étonnante exposition sur le thème de l'objet et de la conscience.
"Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?" Alphonse de Lamartine.
« L’exposition décompose le problème des effets de perception de personne en s’interrogeant sur les paramètres qui font que l’on perçoit une personne plus qu’un objet dans tel ou tel artefact (sculpture, marionnette, robot, etc.) et que l’on peut développer avec elle une relation particulière ou personnalisée. L’objectif n’est pas seulement de donner à voir ces artefacts, mais de permettre aux visiteurs de se rendre compte par eux-mêmes de la manière dont on peut être conduit à attribuer à des objets une forme de personnalité, dès lors qu’ils possèdent certaines caractéristiques ou sont pris dans des dispositifs particuliers. », déclare Emmanuel Grimaud, Anthropologue, chargé de recherche au CNRS, commissaire de l'esposition.
Ankush Bhaikar
Dans la mythologie hindoue, ce dieu s’incarne en poisson pour sauver les êtres vivants de la submersion par le déluge et préserver les Veda (textes fondateurs) enfouis au fond des mers.
Donner vie à l'objet, c'est quelque chose que nous faisons tous quotidiennement. Qui ne s'est pas retrouvé devant une machine et lui parler parcequ'elle ne fonctionnait pas comme on le voulait? Depuis la nuit des temps, les hommes ont ressenti le besoin d'insuffler de "l'humain" dans les objets. Le mythe de Pygmalion qui fait naitre la vie dans sa statue Galatée à force d'amour en est un des exemples que nous a transmis l'antiquité. Comment de la matière inerte a-t'on pu faire surgir l'incarnation voire l'animation? Comment des peuples ont-ils, depuis la nuit des temps accorder, à des statuettes de bois ou de terre, le statut de réincarnation des ancêtres morts?
Figurine Karawari, Océanie
Cette figurine sculptée dans du bois, et décorée de pigments, vient de Karawari (rivière) en Océanie. Placée à l'intérieur de la maison des hommes ou dans des abris rocheux, elle intervenait pour favoriser la chasse.
Figurine taillée dans une dent
Ce personnage sculpté dans une dent de cachalot représente un esprit malfaisant. Il est figuré debout, la tête rejetée en arrière, les narines béantes tenant une main (?) dans la bouche, entre ses dents. Les bras sont des moignons en forme d'ailerons.
Christiaan Zwanikken, The Good The Bad and the Ugly.
L'animisme, religion ancestrale qui existe encore aujourd'hui, voit de la vie en toutes choses, plantes, minéraux, éléments naturels. Les hommes ont toujours cherché à donner un sens à ce qui n'est pas humain et les anthropologues ont toujours eu à s'interroger sur cette volonté et cette capacité de transfert de la vie à l'inerte.
Cette capacité humaine de donner de l'intelligence et de l'intentionnalité à l'objet a été mise en évidence par deux psychologues, Fritz Heider et Marianne Simmel, en 1944 impossible en regardant ces petits triangles et ce petit rond se déplacer sur l’écran de ne pas leur prêter des intentions, des stratégies, des réactions proprement intelligentes alors que leurs concepteurs l’affirment, elles ne sont que le résultat de mouvements aléatoires.
Heider and Simmel (1944)
Cette exposition réunissant quelques 230 objets à la manière d'un cabinet de curiosité, nous interroge sur la propension humaine à l'anthropomorphisme et à l'animation (dans le sens anima: âme) des objets qu'il crée.
L’exposition se répartie en quatre grandes sections : Il y a quelqu’un ? (Présences non identifiés) ; Il y a personne ! (Manière d’identifier) ; La Vallée de l’Étrange ; Maison-témoin (De quoi voulons-nous nous entourer ?).
Conçue comme un parcours initiatique, déambulant entre des fétiches vaudou, des têtes momifiées, une valise de chasseurs de fantômes, une Love Doll japonaise, une sirène et toute une série de robots, le visiteur est amené à s'interroger sur ce qui nous pousse à animer l'inanimé, incarner la matière brute, attribuer la vie à l'objet et lui donner des intentions, bienfaisantes ou malfaisantes, propres.
"Il y a quelqu'un?" Les expériences de privation sensorielle montre que même face au néant, le cerveau, pour lutter contre le vide, crée ses propres images sous formes d'hallucinations, comme si le fait d'être seul et non stimulé lui était insupportable. L'homo Luminos de Roselyne de Thelin en fibre optique illustre ce concept d'un être présent et absent, un fantôme de lumière.
Homo Luminos de Roselyne de Thelin
Cette oeuvre de Roseline de Thélin, composée de fibres optiques. Cette artiste installée à Ibiza en Espagne utilise les propriétés de la lumière – réflexion, réfraction, conduction… - pour créer ses sculptures et installations. Sa série baptisée "The Homos Luminosos" figure une famille d’entités lumineuses qui représentent la vie et l’évolution de l’homme.
Homo Luminos de Roselyne de Thelin
"Il y a personne!" La section montre comment l'homme a toujours cherché à communiquer avec l'esprit des morts. Capter la présence des esprits, comme avec la machine à parler aux morts de Tomas Edison ou les photos d'aura. On voit que l'entité, le potentiel des choses à s’affirmer comme présence singulière, peut exister sans support et que l'homme a créé différents stratagèmes pour mettre en évidence cette vie désincarnée ou lutter contre cette entité embarrassante comme avec la panoplie du chasseur de fantômes.
IL Y A PERSONNE!
Jouons sur les mots comme Ulysse répondant au cyclope Polyphème aveuglé: " C'est personne qui t'as fait ça!" Personne c'est déja quelqu'un: mais qui? Ces présences qui entourent les humains, il faut les identifier, les classer, apprendre à les activer... En créant le musée d'histoire naturelle, les Lumières ont, sans le savoir, anticipé son pendant: le musée d'histoire surnaturelle, musée des appareils avec lesquels la Raison part à la chasse des esprits comme l'entomologiste à celle des papillons, car en matière d'esprits, il y a des mesures à prendre. Dans de nombreuses civilisations, c'est par des frottements, des oscillations, des tremblements de calebasse ou d'accordéon divinatoire que ces présences sont captées et leurs messages interceptés. Qui est le coupable? Quel sera ton avenir? On scrute les formes d'un crâne comme celles d'une constellation; on enregistre l'aura d'une personne comme on inscrit les pensées et les rêves sur la plaque sensible. "Personne, vos papiers!"
Valise de chasseur de fantôme
Cette mallette est probablement inspirée par celle du célèbre chasseur de fantômes anglais Harry Price (1881-1948), connu notamment pour avoir étudié les phénomènes de hantise du Borley Rectory, surnommé la "maison la plus hantée d’Angleterre". D’origine belge et datant de l’entre-deux-guerres, elle contient un certain nombre d’instruments permettant de détecter des fraudes possibles. Elle est complétée par un abécédaire d’enfant utilisé pour communiquer avec les esprits.
Fragment de spatule à vomissements. Suazey, Martinique, XIIe - XVIe siècle après JC, os de lamentin. 6,7 cm x 2,4 x 2,1
Déjà en 1200 après JC, la tête de cette spatule vomitive Taïno (Martinique) représente un esprit. Les Amérindiens des Antilles accordaient beaucoup d'importance à leur nourriture et à la diète pour les purifier. Lors du rituel Cohoba, ils devaient se faire vomir avant d'ingurgiter les poudres hallucinogènes qui rapprochent des divinités.
Objets vaudous Ogou(n) et Bossou Twa Kon, Surnatéum, Bruxelles
Galukoji, accordéon divinatoire. Culture Pende, Congo, 1920 - 1950. Bois, plumes, patine. 30 cm x 30. Musée Quai Branly
Sculptures haïtiennes représentant le loa Ogoun, Haïti XIXe siècle, Surnatéum, Bruxelles
Les cultes caribéens et latino-américains sont peuplés de poupées et statuettes composées d’objets divers, souvent du quotidien, et de récipients – cruches, soupières, chaudrons, bouteilles - qui donnent forme à des esprits, des morts ou des dieux, tels les Iwas ou Ioas du panthéon vaudou
Statue Kongo
Statue Kongo figurant un chien gueule ouverte, entièrement recouvert de clous et de lames de fer. Cette entité, appelée nkisi nkondi ("nkondi" = chasseur), s'attaque aux sorciers. Pour passer un accord avec elle, il faut que le requérant y enfonce un clou, une lame ou une pointe en fer comme trace matérielle de son engagement : la parole prononcée active alors la force contenue dans la statue.
La vallée de l'étrange, allusion à la vallée dérangeante du roboticien japonais Masahiro Mori*, peuplée de cranes momifiés, de sirènes, faux grossiers, qui faisaient fureur à la fin du 19eme siècle, de statues de cire, s'interroge sur les caractéristiques de l'objet qui font que l'on ressent de l'attrait ou du dégoût pour lui. Elle nous fait comprendre que ces créatures que l'homme a construites ont besoin de s'approcher le plus possible de la forme humaine pour susciter notre empathie. L'anthropomorphisme ou le zoomorphisme est nécessaire pour établir une relation à l'objet. S'en approcher, mais pas trop comme le montre le sentiment d'étrangeté, de malaise voire de rejet devant ces humanoïdes trop parfaits comme la Love Doll japonaise. C'est aussi une des questions majeures posée en art. Aime-t'on telle ou telle oeuvre parce qu'elle nous ressemble?
Marionnette, île de Malekula, Vanuatu, fougère arborescente, fibre végétales, crépi végétal, pigments, 41 cm x 22 x 32. Musée du Quai Branly
Fixées sur un bâton, ces figures, en fougère et fibres végétales, intervenaient dans le cadre de la mise en scène rituelle d’esprits de mort et d’entités mythiques. Elles apparaissaient au-dessus d’un rideau tendu, animées par des hommes qui reproduisaient leur voix au moyen de tubes en bambou.
Stan Wannett,Civilised Aspirations in Art, Monkeys and small time Entrepreneurs; Allusion à l'escamoteur de Bosch
Hieronymus Bosch, l'escamoteur
Ningyo ou Feejee Mermaid (Sirène des Fidji)
Tête momifiée mundurucu
Les guerriers de ce peuple de la forêt amazonienne avaient pour coutume de collectionner les têtes de leurs ennemis en guise de trophées. Ils les décoraient, avant de les mettre symboliquement à mort. Plumes, peau, fibres végétales, graines et pigments redonnent un semblant de visage à ce crâne, brouillant les frontières entre mort et vie.
Buste de cire d'une femme atteinte de tuberculose
* La vallée dérangeante (de l'anglais uncanny valley), est une théorie scientifique du roboticien japonais Masahiro Mori, publiée pour la première fois en 19701, selon laquelle plus un robot androïde est similaire à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses. Ainsi, certains observateurs seront plus à l'aise en face d'un robot clairement artificiel que devant un robot doté d'une peau, de vêtements et d'un visage pouvant passer pour humain. La théorie prévoit cependant qu'au delà d'un certain niveau de perfection dans l'imitation, les robots humanoïdes sont beaucoup mieux acceptés. C'est pour cela qu'est utilisé le terme de vallée : il s'agit d'une zone à franchir dans laquelle chaque progrès fait vers l'imitation humaine amènera plus de rejet avant de finalement amener une acceptation plus grande.
Love Doll japonaise
Ces poupées réalistes pour adultes sont recouvertes d’une couche de matière élastique imitant la chair (latex, vinyl, silicone...) Les fabricants, qui jouent sur la frontière entre animé et inanimé, les présentent comme des compagnes de substitution "mises au monde" pour être aimées. En fin de vie, elles bénéficient de funérailles dans un temple bouddhiste avant d’être recyclées.
La dernière partie, "Personnes sur mesure", aborde le thème de plus en plus prégnant de savoir quel va être notre avenir avec des robots qui commencent à être de plus en plus de véritables humanoïdes. Et avec lesquels allons nous accepter de vivre? Le robot à visage humain va entrer dans nos foyers et dans notre vie, c'est certain. Que va-t'il s'offrir à nous? Jusqu'où ira l'intelligence artificielle, et quelle place accepterons-nous de lui faire. Les ordinateurs penseront-ils par eux-mêmes, à l'image du robot Berenson amateur d'art né en 2011 de la rencontre entre l'anthropologue Denis Vidal (IRD) et du roboticien Philippe Gaussier (ETIS-ENSEA)?
Le robot Berenson
Denis Vidal et Philippe Gaussier: Berenson, robot amateur d'art. 2011. Base robotique, servomoteurs, moteurs,ordinateur,capteur, caméras, bois, vêtements. 176 cm x 55
Wang Zi Won, Buddha, Corée du Sud, 2015
Wang Zi Won Mechanical Avalokitesvara, 2015
Yanobe Keniji, Sweet harmoniser II, 1995
La peluche robot Paro a été conçue pour accompagner les enfants hospitalisés - AIST Haruyoshi Yamaguchi
Bhaishyavani, robot de divination, fin du XXe. Musée du Quai Branly
Yann Minh, Le NøøScaphe-X
La carapace du NøøScaphe-X, oeuvre robotique de Yann Minh, est pourvue de six membres, six mains, d’un corps prolongé d’une queue équipée d’accessoires interchangeables (vulve, tentacules…) et d’un système de commande biométrique en forme de seins. Un casque immersif permet de plonger dans le cyberspace via ses sens.
Toutes ces questions, nous devrons tôt ou tard nous les poser. Et pour extrapoler, à l'heure où Google nous parle d'éternité, cette exposition nous interroge sur le transhumanisme, mot créé par le biologiste Julian Huxley, frère d'Aldous Huxley, ou posthumanisme, ce concept qui entend grâce à la technologie, améliorer les capacités de l'humain et repousser les limites du vieillissement. Ce mythe de l'immortalité qui est une quête humaine depuis la nuit des temps sera-t'il résolu par la science? Demain, serons-nous des hommes-machines, bouclant ainsi la boucle de nos ancêtres ayant créé des objet-humains. Et au-delà, l'intelligence artificielle devient de plus en plus intuitive. L'ordinateur a battu récemment le champion européen du jeu de go, l'un des jeux les plus intuitifs. Que sera demain? La machine que nous avons créé, à l'image du film Matrix, tel le golem de la mythologie juive, ne nous détruira-t'elle pas, nous jugeant imparfait et encombrant?
Danny Van Ryswyk, return of the Venusian, 2015. Impression pigmentaire sur papier coton Hahnemühle
Extraits du catalogue de l'exposition
COMMISSARIAT
• Emmanuel Grimaud, anthropologue, chargé de recherche au CNRS
CONSEILLER SCIENTIFIQUE
• Anne-Christine Taylor-Descola, directeur de recherche émérite, CNRS
AVEC LA COLLABORATION DE
• Denis Vidal, anthropologue, Directeur de recherche IRD (Institut de Recherche pour le Développement)
• Thierry Dufrêne, professeur d’histoire de l’art, Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Pour allez plus loin:
coordonné et présenté par Denis Vidal et Emmanuel Grimaud
Emmanuel Grimaud et Denis Vidal
Déjà que j'ai eu un mal fou à oublier la rétrospective Louise Bourgeois.... Même si Jean Marc Barr me proposait de m'y accompagner j'hésiterais. Haysi
RépondreSupprimerJe précise que je crois aux forces de l'esprit.... Haysi
RépondreSupprimerMoi, j'adore tout ce qui est cabinet de curiosité. Et ce n'est pas une tête coupée qui peut me faire peur.
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