Alvin Baltrop, 1948-2004. USA
Alvin Baltrop est un afro-américain de la classe ouvrière né en 1948 dans le Bronx, à New York. Il a commencé à prendre des photos au lycée, puis à l'armée en photographiant ses camarades marines, ce qui choquait bon nombre d'entre eux. Après l’armée, il a travaillé comme vendeur, créateur de bijoux, graveur, chauffeur de taxi.
Après la persécution et la répression des personnes homosexuelles dans les années 1950 et 1960, la révolution contre-culturelle de la fin des années 1960, avec notamment les émeutes de Stonewall en 1969, a entraîné de nombreux changements culturels, en particulier des attitudes à propos du sexe. La nudité publique est devenue plus acceptée. Ces nouvelles libertés nées du mouvement des droits des homosexuels ont engendré de nouveaux comportements.
Les jetées du front de mer du West Side de Manhattan, suite au déclin après la crise pétrolière, était alors à l’abandon et délabrées et accueillaient une population invisible qui exploitait son potentiel en tant que lieu de drague gay, de trafic de drogue, de prostitution et de contrebande. Tout cela a attiré l'attention du jeune Baltrop, alors agé de 26 ans, qui, entre deux missions de chauffeur de taxi, passait des heures à photographier les bâtiments délabrés des jetées de la rivière Hudson à côté de Greenwich Village et du Meat Packing District et leurs intrigants occupants.
Map of Manhattan's Piers, 1943.
Piers 95, 1937
Pier 46, 1920
Les installations portuaires en ruine était vite devenues le repaire des SDF, des adolescents gays fugueurs, de la prostitution homosexuelle et des trafics en tout genre, en particulier celui de drogue. Les vols, viols, suicides, meurtres étaient choses courantes dans ce petit périmètre. Les « Piers » étaient un lieu de plaisir et de danger pour les hommes qui cherchaient à avoir des relations sexuelles.
Baltrop a photographié les jetées et leurs habitants de 1975 à 1986, jusqu'au moment où elles ont été rasées. En 1985, les structures le long des jetées avaient toutes été détruites. La ville, à cause de la pandémie du sida, a commencé à démolir les zones de « contagion potentielle ».
La plupart du temps, Baltrop se cachait de son sujet, suspendu à des poutres d'acier, photographiant de loin, capturant la liberté que ces espaces délabrés offraient à leurs occupants. Baltrop a raconté avoir été, au départ, terrifié par le lieu, mais aussi intrigué; il a commencé à prendre des photos, comme un voyeur, disait-il. Finalement, il est devenu un habitué des jetées, vivant parfois à proximité dans son taxi.
Beaucoup de ses photographies sont sexuellement explicites. On y voit des hommes se promenant nus dans les dédales de hangars, d’autres s’adonnant en toute liberté à des actes sexuels en public, parfois même au sadomasochisme, semblant ne pas remarquer la présence de ce voyeur armé d’une caméra. Mais ces images de sexe n’ont rien de pornographique. Ces clichés sont un hymne à la nudité, au sexe brut, au plaisir et à la liberté.
Mais il y a aussi des photographies de nus, belles et tendres. On y voit de jeunes gens, qui, devenus des amis du photographe, posent en toute simplicité pour lui faire plaisir ou par simple désir exhibitionniste.
Le photographe délaisse aussi le sexe et se consacre au portrait, comme ce cliché d’un SDF, caché derrière un rideau, le visage juvénile d’un beau porto-ricain ou le portrait de Marsha P. Johnson, l'activiste trans dont le cadavre sera, en 1992, découvert dans le fleuve Hudson près de l'endroit même où Baltrop a probablement pris sa photo. Certains clichés, même, sont un véritable documentaire de la vie underground de cet endroit hors du monde. Baltrop a également photographié des scènes dures des faits divers de ce lieu, comme les descentes de police venue chercher un cadavre, suicidé, assassiné ou mort d’overdose. Certaines de ces photographies sont étranges et inquiétantes, comme ce SDF sous une couverture dont on ne voit pas la tête et qui fait penser à un cadavre abandonné.
Marsha P. Johnson
Le sujet de Baltrop est parfois simplement l'architecture dans son immensité et sa mélancolie. Les hangars écroulés offrent un paysage dont les clichés tirent vers l’abstrait. Les lieux sont immenses et désolés. Le photographe se fait photographe industriel. Il immortalise des friches désertes ou l’on peut parfois difficilement distinguer un personnage à une fenêtre ou au fond d’un hangar. Avec la diversité de ses clichés, il semble qu’il ait voulu documenter la vie de ce lieux abandonné, oublié du monde et de son microcosme hétéroclite en marge de la société.
Baltrop a imprimé la majorité de ses photographies dans des petites tailles, pas plus de 5 × 7 pouces (environ 13 × 18 centimètres), bien qu'il ait imprimé quelques images considérablement plus grandes. En raison de la petite taille et de la densité de l'information dans la plupart des photographies, en particulier celles d'une jetée prise de la distance de la jetée adjacente, il faut se rapprocher de l'image pour vraiment voir et tenter de deviner ce que font les protagonistes.
Baltrop n’a eu aucun succès de son vivant. Personne ne s’est intéressé à lui. Certains disent que c'est parcequ'il était noir. Il n’a exposé qu’une fois dans une petite galerie de New-York et une autre dans un bar gay du West-village dans lequel il travaillait parfois comme portier. C’est bien après sa mort, d’un cancer en 2004, que les galeries et les musées se sont penchés sur son travail. Il a commencé tardivement à être exposé, notamment à Third Streaming et au MoMA à New York, au Musée de la Reine Sofia de Madrid et au Contemporary Art Museum de Houston. Récemment le Whitney Museum a acquis une des photographies de l'artiste pour sa collection permanente.
Les photographies de Baltrop constituent un enregistrement significatif d'une ère perdue du paysage industriel de New York et de l'histoire pré-SIDA de la culture gay. Mais elles sont également bien plus que cela, elles jettent un regard tendre et empathique sur ces jeunes gens perdus qui profitaient pleinement de leur corps et de leur jeunesse en toute liberté juste avant que beaucoup d’entre eux soient fauchés par le SIDA. Mais l’intimité des images, leur composition étudiée, leur jeu de lumière et d'ombre témoignent d'une ambition plus large.
Les Village People
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