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"La différence entre l'érotisme et la pornographie c'est la lumière". Bruce LaBruce
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vendredi 3 juillet 2015





Gustave Roud, 1897-1976. Suisse









Portrait de Gustave Roud, années 1940. Henry-Louis Mermod. 




Ecrivain, poète, traducteur, photographe, critique d'art, Gustave Roud n'est pas un artiste suisse roman, n'est pas un artiste vaudois, n'est pas un artiste du Haut Jorat n'est même pas un artiste de Carrouge, mais un artiste de la ferme de son grand-père. 

Né le 20 avril 1897, dans une famille de paysans, dans une ferme proche de Saint-Légier. En 1908, alors qu'il a 11 ans, sa famille s’installe à Carrouge, dans la ferme du grand-père maternel. Il poursuit ses études secondaires à la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne puis revient s'installer dans la ferme du grand-pére qu'il ne quittera plus, habitant avec sa sœur aînée, Madeleine, jusqu'à la mort de celle-ci. 

Dans cette tour d'ivoire, il aura pourtant des contacts avec l'extérieur comme en témoigne sa très abondante correspondante avec de nombreux artistes, hommes de lettres, poètes. Retiré du monde mais pas isolé. Dans un paysage champêtre, il cultivera la solitude, poursuivi par sa recherche d'un paradis perdu qui prend la figure des campagnes du Haut Jorat, et son obsession de la mort. Gustave Roud est un poète important pour la littérature de langue française. Il publie ses premiers poèmes en 1915 dans Les Cahiers vaudois. Grand amateur des poètes romantiques allemands, il traduit Hölderlin, Novalis, Rilke et Trakl.














L’essentiel de son œuvre a été édité par la Bibliothèque des Arts en trois volumes en 1978, qui regroupent ses recueils. Adieu (1927), Feuillets (1929), Petit Traité de la marche en plaine (1932), Essai pour un paradis (1932), Scène (1941), Pour un moissonneur (1941), Air de la solitude (1945), Le Repos du cavalier (1958), L’Aveuglement (1966), Requiem (1967), Campagne perdue (1972).





Pages manuscrites du dossier préparatoire de l’article «Vues sur Rimbaud» destiné à  Aujourd’hui.





Empreinte de questionnements métaphysiques, son oeuvre poétique s'abreuve de sa région et ses paysans. Il y raconte les scènes du quotidien de la campagne qu'il nomme «paradis humain». Sa poésie est essentiellement en prose. Il aborde à travers elle des thèmes comme son homosexualité (qu'il nomme différence), le questionnement existentiel, la séparation, la fuite. "Vraiment je suis séparé" (Journal, 1916), "J’ai souffert sans orgueil de ma différence" (Adieu, 1927). Roud a sans doute mal vécu son homosexualité, mais elle est aussi l'origine d'une oeuvre prolixe. "Douloureuse mais essentielle aussi" dira-t'il dans Différence: mère de la poésie, Journal.





Autoportrait au bureau, vers 1917



Si le poète parle de sa "différence", le photographe la sublime. Poète encore assez mal connu, le photographe est encore plus inconnu. Et pourtant il a réalisé une véritable oeuvre photographique, prenant au cours de sa vie plus de 13 000 clichés. Ce qui a été longtemps considéré comme une activité subalterne commence à être compris comme faisant partie intégrante de son art. Roud est un véritable photographe.














Le poète a exercé très tôt la photographie. Non seulement sur un plan artistique mais aussi technique. Il construit son atelier dans sa ferme. Il travaille le noir et blanc puis la couleur dés ses débuts avec les autochromes. Il développe lui-même ses clichés expérimentant divers procédés. Il abordera aussi à la fin de sa vie, la diapositive. Il utilise une grande focale pour faire ressortir son sujet, rendant l'arrière plan flou et se sert du contre-jour.

Le thème principal de son art photographique est sans ambiguïté. Ce sont les jeunes paysans de son comté, beaux, musclés, colorés par le soleil des champs, en partie dénudés, pris dans des poses glorifiant leur corps. Ce ne sont plus des paysans mais des athlètes des champs, des dieux grecs. C'est sans doute la raison pour laquelle, pendant très longtemps, on a laissé de côté cette partie de son oeuvre. Nombre de ces clichés sont indubitablement érotiques, et le désir de leur auteur qui transparaît avec tant de force et d'évidence a du gêner. Le poète se met également habilement en scène dans les photographies en s'arrangeant pour que son ombre portée apparaisse dans le bas des prises de vue.

Gustave Roud n'avait, lui, aucun problèmes avec ses photographies. Il les exposait chez lui, les montrait, en offrait, tirait des cartes postales qu'il joignait à sa correspondance.





Autoportrait - Les foins , vers 1940








L’ombre du photographe ou Autoportrait, vers 1940 







Autoportrait, vers 1940






Autoportrait en ombre




« La lumière délicate fixe sans cesser d’être vivante ( …) Il ne s’agit pas du tout d’une faiblesse de la lumière, tout ce qu’elle baigne (au lieu d’éclairer) demeure merveilleusement visible, lisible, qu’il s’agisse d’un paysage ou d’un intérieur, d’un visage ou d’un bouquet de fleurs . (…) Je vois en elle la révélation du monde : elle nous le révèle dans l’infinie multitude de ses apparences, mais une fois singularisée, nous sentons que tout attendait cette singularisation pour assumer son être éternel ».






Baignade des chevaux, 1937


Bain


Ta chair nue ou sous la toile toujours liée au soleil, je sais bien ce sourd désir d’eau qui jamais ne l’abandonne ! Ni la cruche en plein ciel renversée, son jet de glace au fond de ta gorge (car c’est la soif des lèvres et de la langue qu’elle apaise), ni le vent qui t’épouse comme l’ombre et meurt, sa fraîche plume fondue à ta poitrine avec le frisson du plaisir, – ni le sommeil même ne pourront rendre le calme au corps brûlé. Et pourtant qui osait braver là-haut le sommeil et son empire ? Suspendu à cette seule note aiguë qui de cent mille cris d’insectes à l’unisson célèbre le soleil, l’univers dormait. Les villages blêmes au fond de l’air bercés par le courant qui tord les routes comme des algues, le noir battement des cloches, ce peuple de cadavres dans les vergers (tu riais de l’homme aux mains mortes, Aimé, vaincu par la goutte de lumière à sa joue) – tous les sortilèges de la torpeur, de quel bond tu les brises ! Tu traverses en courant les seigles, la pente commence, et tout de suite l’ombre à ton épaule ! Le ravin s’ouvre et se referme sur le ciel. Tu descends, battu de feuilles et d’odeurs ; tes pieds aveugles tâtent le sentier sous les branches, le tuf craque, les prêles lient tes genoux.
Ivresse du végétal corps à corps, espèce de cri qui sourd de ta chair heureuse, quand le soleil d’en bas brille tout à coup sous les feuilles, et que ce morceau de ciel qui est de l’eau lui chante son rassasiement et sa joie !
[…]

Extrait de « Bain » 1932  (Essai pour un paradis, ECRITS – p.247/248)






Robert, Port-des-Prés, vers 1945






























Epaule

Fleurs des talus sans rosée, pitoyables au voyageur, qui le saluez une à une, douces à son ombre, douces à cette tête sans pensée qu’il appuie en tremblant contre nos visages, signes, timide appel, caresse à l’homme qui ne sait plus rien des hommes sinon ce murmure d’une voix sans lèvres et le frôlement des suppliantes ombres, vous tout autour de l’année comme une couronne de présences, la petite étoile du faux fraisier sous sa frange de neige noircie (un papillon nu s’est trompé de soleil et vacille comme une feuille morte), l’épi du sain foin rose, la scabieuse de laine, bleue comme le regard de mon ami perdu, la sauge, la sauge de novembre refleurie et la brunelle, vous que je nomme et vous que je ne sais plus nommer, ô toi parfum du pâle œillet charitable, changeur de rêves, dénoueur des plus sombres sommeils, vous d’aujourd’hui, de cette minute même sous mon regard, campanules haletantes, humiliées, compagnes de mon ombre solitaire, consolatrices, voyez, cette ombre sur vous n’est plus seule, accueillez mon bonheur d’une heure, ne riez pas de mon bonheur ! Un visage près de mon visage, une épaule nue à mon épaule ; la fauve croupe des chevaux qui tirent, le pas des chevaux parmi les pierres, et derrière nous jusqu’aux nuages, pesante et solennelle, fleurie d’une toute petite fille, la craquante charge de froment !

Non, laisse le fouet pris au collier. Les taons suffisent, et ce soir fourmillement de mouches que je tisonne en vain d’une tige de coudre avec toutes ses feuilles. Doucement, la route est longue. Calme ce cheval fier qui est à toi et que j’aime, avec son chiffre à l’encolure (l’année où tu es devenu dragon), ses jarrets au bord de la danse et du bond ployés sans cesse, ses naseaux traversés soudain par le soleil comme une sombre rose de sang. La route est lente. A gauche, à droite, ne vois-tu pas le pays qui se penche et nous salue, debout dans sa vêture d’or ? Tout le pays debout au long de notre marche comme la foule au flanc d’un cortège, la forêt voleuse de javelles, l’auberge endormie, le chant pur des pavots de soie ! Et ces chênes maintenant qui te lancent tour à tour le même filet d’ombre aux mailles de feu.
[…]

Extrait de « Epaule » (Pour un moissonneur, ECRITS II – p.44/46)

































Non pas cette neige d’une nuit sous le pâle soleil rose, où le regard au lacs de mille signes déchiffre avec ennui les feintes, les chasses, les famines de tant de bêtes glacées ! Qu’ai-je à faire de ces traces trop pareilles à celles des hommes ? Elles s’en vont toute vers la tanière et vers le sang.

La neige a d’autres signes. Son épaule la plus pure, des oiseaux la blessent parfois d’un seul battement de plume. Je tremble devant ce sceau d’un autre monde. Ecoute-moi. Ma solitude est parfaite et pure comme la neige. Blesse-la des mêmes blessures. un battement de cœur, un sombre, et ce regard fermé se rouvrira peut-être sur ton ailleurs. Requiem













































La croix

Je regarde : pas une de ces collines autour de moi qui ne se peuple d'anciennes présences où je puisais chaque
fois la même angoisse et le même apaisement.
...
Un seul appel et les voici tous autour de moi, ces hommes qu'au long des années j'ai rejoints dans leur
solitude passagère pour les mieux interroger sous la vivante lumière des saisons. « Qui es-tu ? » demandais-je au
faucheur, au laboureur, au herseur, au moissonneur à demi submergé d'épis — ces taches au loin blanches, fauves
ou bleues perdues dans l'immense paysage — et tous à ma question silencieuse ont donné la réponse la plus
simple, la plus belle qui se puisse : « Je suis. » Mais avec eux le pays tout entier répondait aussi et sa réponse était
la même. Car je le sais enfin, un perpétuel et profond échange le lie à chacun d'eux. Le ciel d'août se fanerait
comme une fleur de lin s'il ne reprenait vie à leur regard, le vent retomberait comme un oiseau mort s'il ne devenait
leur souffle.
...
Campagne perdue
(1972
















David Monti


Gustave Roud











La terreur de ne rien retirer du torrent confus de ma pensée (et pourtant, sans tant d’eau vaine et de sable les quelques paillettes précieuses ne brilleraient jamais au soleil intérieur le temps même d’apparaître et de disparaître) s’apaise parfois : je rencontre un dessin d’idées qui se relie à telle ou telle certitude en moi-même brièvement perçue. Saurai-je conduire un jour ce flux indiscipliné. Qui m’en prouvera l’importance ? Ou jusqu’à la fin devrai-je le regarder passer, fiévreux, pêcheur moqué les mains vides ?


Gustave Roud, Feuillets, Écrits 1, Bibliothèques des arts, 1978, pp.30 et 50.











GUSTAVE ROUD


Approche biographique


20 avril 1897 - Naissance de Gustave Roud dans la ferme du Chalet de
Brie, près de Saint Légier, arrière pays de Vevey.
Sa famille paternelle est originaire d'011on (Vallée du
Rhône) ; sa famille maternelle, elle, est de Champtauroz,
près du Lac de Neuchâtel.

1903 - 1908 - Suit les cours de l'école de Saint Légier où enseignent ses
tantes.

1905 - Mort du grand-père maternel à Carrouge.

1908 - Installation de toute la famille dans la ferme de Carrouge.
Gustave Roud entreprend ses études au Collège de
Lausanne où il reçoit l'enseignement de maîtres illustres
tels le chef d'orchestre Ernest Ansermet (pour les
mathématiques) ou l'écrivain Edmond Gilliard (pour le
français).

1909 - Gustave Roud écrit ses premiers poèmes. Il a 12 ans.

1915 - Parution de ses premiers textes dans la revue Cahiers
vaudois.

1919 - Obtient sa licence. Première expérience professionnelle
malheureuse. Renonce à l'enseignement . S'installe à la
ferme.
Début de sa participation à la Revue romande.

1927 - Parution de son premier ouvrage Adieu, aux Editions du
Verseau.

1928 - Atteint de tuberculose, est contraint de séjourner à Leysin.

1929 - Publication de Feuillets aux Editions Mermod, dirigées par
Henry-Louis Mermod, éditeur de Ramuz.

Décembre 1929 - Ramuz lui demande d'assurer le secrétariat de rédaction de
décembre 1931 la revue Aujourd'hui.
Gustave Roud y publiera en "feuilleton" son Petit traité de
la marche en plaine et son Essai pour un paradis.
Il y publie également des traductions de textes de Novalis,
Hôlderlin ; un article sur Rimbaud, des notes et un échange
de lettres ouvertes avec Ramuz.

1933  Mort de sa mère.

Avril 1935 - Entreprend un voyage à Paris. Séjourne chez Steven-Paul
Robert.

1936 - Ramuz le fait entrer au comité de lecture de la Guilde du
Livre de Lausanne.

1941 - Est lauréat du Prix littéraire Rambert.
Rencontre Philippe Jaccottet qui deviendra un ami fidèle.

1945 - Parution de Air de la solitude.

1950 - Parution de Ecrits I et Ecrits II aux Editions Mermod.

1957 - Hommage à Gustave Roud publié par Jacques Chessex et
Bertil Galland à l'occasion des 60 ans de l'écrivain.

1967 - Parution de Requiem, hommage à sa mère.

1971 - Mort de sa soeur qui fut, sa vie durant, une compagne
attentionnée.

1972 - Il écrit Campagne perdue . Il est obsédé par la mort.

10 novembre 1976 - Il décède à Moudon où il a été hospitalisé.
Il est enterré à Carrouge .







1 commentaire:

  1. Merci pour cette très belle page sur Gustave Roud que beaucoup découvriront grâce à vous !

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