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"La différence entre l'érotisme et la pornographie c'est la lumière". Bruce LaBruce
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mercredi 9 septembre 2009

Jean Cocteau - Le livre blanc












La réputation de Jean Cocteau a toujours souffert de la diversité de ses activités. Quelqu'un qui, comme lui, est tout à la fois homme-orchestre, caméléon et non-conformiste en matière d'art n’est pas toujours pris au sérieux, et son accession à l'Académie française en 1955 en a surpris plus d'un. Cependant, si l'on considère rétrospectivement sa traversée du monde de l'art, on constate avec quel sérieux Cocteau travaillait. Il est indiscutable qu'il s'est avéré poète avant tout, mais c'est par le biais d'une autre discipline qu'il pénètre dans le monde de l'avant-garde.


Fils de rentiers parisiens, il grandit dans un milieu artistique, quoique conventionnel, surtout lié aux milieux du théâtre et de la musique. C'est ainsi que le jeune Cocteau passe davantage de temps dans les coulisses que sur les bancs de l'école et se fait renvoyer du lycée Condorcet en 1904.

A l'affût des nouveautés Les premiers travaux de Cocteau sont conventionnels: des articles, des dessins, un magazine, publié en collaboration avec le captivant poète et imprimeur Bernouard, trois recueils de poèmes, qu'il qualifia plus tard de 'trois niaiseries'. Dans le même temps, il fait connaissance avec un monde nouveau: le cubisme, Picasso, la musique de Satie, Milhaud, Stravinski, les Ballets russes de Diaghilev, pour lesquels il conçoit quelque scénarios. C'est en 1913, lors de la première du Sacre du printemps de Stravinski, qu'il a une illumination. La même année voit la naissance du Potomak, une heureuse alliance entre prose et dessin, qui représente un tournant dans sa vie. Le ballet Parade (1917), auquel il collabore avec Satie et Picasso, est l'occasion d'un scandale théâtral mémorable, tout comme le Sacre d'ailleurs. Dès lors, le rythme effréné de Cocteau est difficile à suivre.


Il est à l'affût des nouveautés, se frotte volontiers à toutes les petites émeutes artistiques. Ses aventures avec le pilote de guerre et voltigeur aérien Roland Garros auréolent de prestige le recueil moderniste Le Cap de Bonne-Espérance (1920); la pantomime Le Boeuf sur le toit (1920) est le produit de sa collaboration avec Darius Milhaud. Raymond Radiguet, dont la mort précoce en 1923 choque profondément Cocteau, le ramène sur les sentiers battus par le biais de l'opium et de la religion.

Un recueil de poèmes tel que Plain-Chant (1923) en est un exemple. Cocteau devient une figure mondaine, tout en continuant de s'affirmer en tant que poète, romancier (Les Enfants terribles, 1929), auteur de théâtre, théoricien, peintre, et même comme quasi-disciple de Jacques Maritain, un philosophe alors très à la mode. Le goût de Cocteau pour des thèmes antiques sous une forme moderne, à la mode à l'époque, s'exprime clairement dans ses œuvres mûres d'homme de théâtre et de cinéma (les films d'Orphée). Toute cette brillante inventivité - "Trouver d'abord. Chercher après" était sa devise - dissimule sa préoccupation grandissante de la mort. Le 11 octobre 1963, décède Edith Piaf, une amie proche. Cocteau s'éteint le même jour.


Un récit érotique Sa réputation était en partie scandaleuse parce qu'il s'affichait clairement en tant qu'homosexuel. Les dessins de Cocteau étaient explicites. En 1930, il réalise 18 dessins pour Le Livre blanc, un récit érotique publié anonymement. Il en écrit également la préface: 'On a dit que Le Livre blanc était mon œuvre' - et il ne s'en défend pas. Il se contente de dire que l'auteur semble connaître son roman Le Grand Ecart et qu'il apprécie son oeuvre. Et malgré tout le bien que Cocteau pourrait dire de ce livre - 'serait-il même de moi' - il n'y associerait pas son nom, car il s'agit d'une autobiographie et la sienne serait sans aucun doute encore plus singulière. Bref, il se contorsionne pour en être l'auteur tout en ne l'étant pas.


La première édition du Livre blanc parait à Paris en 1928, sous le copyright de Maurice Sachs et Jacques Bonjean. Pascal Pia, qui rédigea une bibliographie sur la collection érotique de la Bibliothèque nationale de France, explique que les rédacteurs reçurent le livre sans le nom ou l'adresse de l'auteur. Mais Pia reconnut dans les initiales sur le frontispice les noms de Sachs et de Bonjean. Il s'agissait donc apparemment d'une publication officielle des Editions des Quatre Chemins, où était déjà paru un livre de Cocteau cette même année: Le Mystère laïc. (Cocteau avait beaucoup de fil à retordre avec Sachs; ce dernier avait ainsi bazardé sa bibliothèque, pour ne donner qu'un exemple.)

Par ailleurs, ces messieurs jouaient les ignorants en affirmant ne pas connaître l'écrivain, alors que l'achevé d'imprimer mentionne le fait que dix exemplaires sont réservés à l'auteur. Pourtant le tirage ne se montait qu'à 31 exemplaires au total! Les suppositions de Pascal Pia étaient exactes, et d'ailleurs, ni Sachs, ni Cocteau ne se montrèrent particulièrement discrets après la parution du livre. Le deuxième tirage suivit en 1930, édité par une maison fictive, les Editions du Signe, et imprimé à 450 exemplaires par Ducros et Cola, le 10 mai 1930 à Paris. Les dessins furent coloriés à la main par M.B. Armington.


Cocteau écrivit Le Livre blanc en 1927 à Chablis, où il séjournait avec Jean Desbordes, qui avait succédé au grand amour de Cocteau, Raymond Radiguet. On a parfois dit que les dessins de Jean Cocteau étaient d'une piété obscène. Ils sont formés de lignes rapides et souples, parfois érotiques et souvent troubles, avec des éléments classiques tels que bustes et centaures. En France, les images érotiques étaient des articles prisés qui se vendaient sous le manteau, et on était d'autant plus prudent qu'il s'agissait d'érotisme homosexuel. Cocteau décrit dans Le Livre blanc ses premières expériences sexuelles: son émoi à la vue d'un fils de fermier nu sur un cheval et de deux jeunes bohémiens nus sur les terres de son père. Il y parle également de son père, chez qui il reconnaissait une nature homosexuelle.


Certaines scènes du Livre blanc font référence à l'amour que Cocteau portait à Desbordes, d'autres aux aventures de Maurice Sachs. Tous deux ne survécurent pas à la seconde guerre mondiale: Desbordes fut torturé à mort par la Gestapo; Maurice Sachs joua un obscur double rôle et disparut.

source :Koninklijke Bibliotheek - National library of the Netherlands











Certains textes anonymes camouflent des secrets de Polichinelle. Il en va ainsi d'un mystérieux opuscule, paru en 1928. Tiré à 31 exemplaires, Le Livre blanc s'ouvre sur ces mots: «J'ai toujours aimé le sexe fort, que je trouve légitime d'appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d'une société qui condamne le rare comme un crime et nous oblige à réformer nos penchants.» Une telle assertion ne manquait pas d'audace à une époque où André Breton écrivait, dans sa Révolution surréaliste: «J'accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit moral et mental qui tend à s'ériger en système et à paralyser toutes les entreprises que je respecte.»

Mais qui était donc le géniteur du sulfureux Livre blanc? Un indice est fourni par les illustrations montrant de jeunes Adam, nus et musculeux, aux airs de personnages mythologiques, dans des postures naïves ou lascives.











Il n'est pas difficile d'y reconnaître la patte de Jean Cocteau, qui brouillait toutefois les cartes dans la préface de la deuxième édition, en 1930: «Mais, quel que soit le bien que je pense de ce livre - serait-il même de moi - je ne voudrais pas le signer, parce qu'il prendrait forme d'autobiographie et que je me réserve d'écrire la mienne, beaucoup plus singulière encore.» Pourtant, la vie du narrateur du Livre blanc n'est guère éloignée de celle de Cocteau...

Il évoque en effet librement sa découverte de la beauté masculine et confesse, par exemple, la vision qu'il a eue, enfant, d'un jeune commis de ferme dans le plus simple appareil ou d'un splendide élève du lycée Condorcet. Un certain Dargelos... Ce nom est bien connu des lecteurs de Cocteau, puisqu'on retrouve cet éphèbe «à la virilité très au-dessus de la moyenne» dans Les Enfants terribles.











Si, dans la réalité, l'adolescent qui servit de modèle à Dargelos multiplia les prix d'excellence, l'écrivain préféra, sur le papier, le transformer en cancre sublime. «Il a fait de Dargelos un canon à la fois inaccessible et violent qui correspondait à son masochisme érotique, précise Claude Arnaud, auteur d'une biographie de référence. Celui-ci représentait cette force brute que Cocteau désirait, car il ne la possédait pas.»

L'auteur de Thomas l'imposteur n'hésita pas non plus à faire de son amant du moment, Jean Desbordes, un personnage de fiction, empruntant également des traits à son grand amour disparu, Raymond Radiguet. En 1927, Cocteau était une vedette du Tout-Paris littéraire. Il s'exila pourtant à Chablis, dans l'Yonne, avec Desbordes, alors âgé de 21 ans. Là-bas, chacun des deux écrivit - un essai poétique intitulé J'adore (qui paraîtra chez Grasset en 1928) pour l' «apprenti», et Le Livre blanc pour le «maître». La silhouette interlope de Maurice Sachs - éditeur du Livre blanc - passe aussi, de temps à autre, dans l'ouvrage...











Parallèlement, Cocteau prit des libertés avec son histoire familiale. Dans Le Livre blanc, le narrateur vit avec son père - aux tendances homosexuelles - après la mort de sa mère. Dans les faits, le père de Cocteau se suicida tandis qu'il n'avait que 9 ans et sa mère vécut jusqu'en 1943. La présence maternelle serait-elle la cause du refus de Cocteau de revendiquer son Livre blanc? «La raison est moins sociale que familiale, analyse Claude Arnaud. Peut-être n'a-t-il pas voulu agresser directement sa mère en assumant ouvertement sa vie homosexuelle.»











Cocteau aurait-il manqué de courage? C'est l'avis de Dominique Fernandez, qui a préfacé l'édition en Livre de poche: «Gide, lui, a assumé de son vivant la publication de Corydon!» Mais Claude Arnaud nuance cette prétendue lâcheté: «Il vivait son homosexualité sans la cacher, avec les codes de l'époque. Outre Le Livre blanc, Cocteau a toujours évoqué le sujet, de manière contournée, par exemple à travers l'inceste.» Selon l'écrivain et cinéaste Alain Fleischer, il faut même voir La Belle et la Bête sous cet angle de l'amour «interdit». «Lorsque, à la fin, Josette Day voit la Bête se transformer en prince, on sent une déception sur son visage. C'était l'anormalité de la Bête qui l'attirait.»











Avec Le Livre blanc, Cocteau a posé un jalon de la littérature gay. Si certaines pages annoncent Jean Genet (citons les deux dernières phrases, dignes des Paravents: «Mais je n'accepte pas qu'on me tolère. Cela blesse mon amour de l'amour et de la liberté»).

Il a fallu - selon Dominique Fernandez - attendre 1953 avant de retrouver une telle liberté de ton, avec L'Age d'or, de Pierre Herbart. « C'est le premier récit, depuis Le Livre blanc, à évoquer des amours garçonnières sans la moindre précaution morale ni aucune vision pessimiste de l'homosexualité. »

Mais la postérité du Livre blanc est parfois là où on ne l'attend pas: lors d'une réédition, en 1983, Patrick Modiano signa une préface enthousiaste à ce livre «charmant et sentimental ». Il y a pire «héritier» que l'auteur d'Un pedigree.

source: l'Express





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