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"La différence entre l'érotisme et la pornographie c'est la lumière". Bruce LaBruce
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mardi 9 août 2016




Les panneaux ouverts








La luminosité et la couleur éclatante des panneaux ouverts contrastent beaucoup avec les couleurs ternes des panneaux fermés. Bosch avait pour habitude d'utiliser des couleurs ternes pour peindre le volets fermés de ses triptyques.





Le chariot de foin, volet fermés, Musée du Prado, Madrid





Le Jugement dernier, volets fermés, Vienne, Académie des Beaux Arts




Les panneaux ouverts du triptyque répondent au même sens de lecture des triptyques du même sujet comme Le jugement dernier et Le chariot de foin. Entourant la scène centrale, le thème principal, les panneaux latéraux représentent, à gauche, le Paradis ou l'Eden et à droite l'Enfer. Ainsi la lecture se fait de gauche à droite.




Le panneau gauche








Gen. II « 19 Formátis ígitur Dóminus Deus de humo cunctis animántibus terræ, et univérsis volatílibus cæli, addúxit ea ad Adam, ut vidéret quid vocáret ea : omne enim quod vocávit Adam ánimæ vivéntis, ipsum est nomen ejus. 20 Appellavítque Adam nomínibus suis cuncta animántia, et univérsa volatília cæli, et omnes béstias terræ : Adæ vero non inveniebátur adjútor símilis ejus. »

Gen. II « 19. Tous les animaux de la terre et tous les volatiles du ciel, ayant donc été formés de la terre, le Seigneur Dieu les fit venir devant Adam, afin qu’il vît comment il les nommerait : or le nom qu’Adam donna à toute âme vivante, est son vrai nom. 20. Ainsi Adam, appela par leurs noms tous les animaux, tous les volatiles du ciel, et toutes les bêtes de la terre : mais pour Adam, il ne se trouvait point d’aide semblable à lui. »

Gen. II « « 18 Dixit quoque Dóminus Deus : Non est bonum esse hóminem solum : faciámus ei adjutórium símile sibi. (…) 21Immísit ergo Dóminus Deus sopórem in Adam : cumque obdormísset, tulit unam de costis ejus, et replévit carnem pro ea.22 Et ædificávit Dóminus Deus costam, quam túlerat de Adam, in mulíerem : et addúxit eam ad Adam. 23 Dixítque Adam : Hoc nunc os ex óssibus meis, et caro de carne mea : hæc vocábitur Virágo, quóniam de viro sumpta est. 24 Quam ob rem relínquet homo patrem suum, et matrem, et adhærébit uxóri suæ : et erunt duo in carne una. 25 Erat autem utérque nudus, Adam scílicet et uxor ejus : et non erubescébant. »

Gen. II « 18. Le Seigneur Dieu dit aussi : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; faisons-lui une aide semblable à lui. (…) 21. Le Seigneur Dieu envoya donc à Adam un profond sommeil ; et lorsqu’il se fut endormi, il prit une de ses côtes, et il mit de la chair à sa place. 22. Puis le Seigneur Dieu forma de la côte qu’il avait tirée d’Adam, une femme, et il l’amena devant Adam. 23. Et Adam dit : Voilà maintenant un os de mes os, et de la chair de ma chair : celle-ci s’appellera Virago, parce qu’elle a été tirée d’un vir. 24. C’est pourquoi un homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme ; et ils seront deux dans une seule chair. 25. Or ils étaient nus l’un et l’autre, c’est-à-dire Adam et sa femme, et ils ne rougissaient pas. »


Pour étayer la discussion, nous allons comparer le jardin des délices à deux autres triptyques de Bosch, Le chariot de foin et Le jugement dernier.





Le Chariot de foin, vers 1510-1516. Huile sur panneau de bois,  133 × 100. Madrid,
Musée du Prado







Le Jugement dernier, vers 1500-1505. Huile sur panneaux de bois, 163 × 127 cm. Vienne,
Académie des beaux-arts (commande de Philippe le Beau)



Ce panneau représente la présentation d’Ève à Adam. Les couleurs sont lumineuses. L'atmosphère est calme et sereine. Le tableau montre Adam se réveiller d'un profond sommeil pour trouver Dieu tenant Ève par son poignet et donnant le signe de sa bénédiction pour leur union. Dieu n'a pas l'apparence du Dieu sur les panneaux externes. Il est représenté par un jeune homme au cheveux longs blonds avec une légère barbe qui nous regarde fixement, semblant nous prendre à témoin. Il ressemble à l'image que l'on se faisait à l'époque et encore maintenant, du Christ. D'ailleurs Dieu est absent de ce triptyque.




Le jardin des délices, présentation d’Ève



Quand on le compare au Jugement dernier et au Chariot de foin, il n'y a pas ce Dieu immense et tout puissant qui domine toute la scène. Ce n'est pas un Dieu souverain et divin, mais son incarnation humaine, le Christ. Il est vêtu d'une toge rose, de la même couleur de la fontaine. Adam a un regard étonné, comme sortant du sommeil, éberlué découvrant Ève. Il regarde Ève, contrairement à la présentation d’Ève du chariot de foin et du Jugement dernier, où Adam lui tourne le dos ne semblant pas se soucier de sa présence. Ève a le regard baissé, montrant une certaine timidité, on pourrait presque la voir rougir comme une ingénue à qui on présente son prétendant. La scène est charmante.





Le chariot de foin, présentation d’Ève







Le Jugement dernier, présentation d’Ève



Cet épisode de la Bible est ici traité de façon unique dans l'œuvre de Bosch. Si on regarde bien le Chariot de foin et le Jugement dernier, le panneau de gauche retrace plusieurs épisodes, la présentation, le péché originel et Adam et Ève chassés du Paradis. Ces deux triptyques sont violents. Dans le ciel, vole autour de Dieu une armée de démons menaçants. Dans chacun, un ange armé d'une épée, menace Adam et Ève pour les chasser. Et surtout, la scène du péché est marquée. On voit le Diable, incarné par une femme-serpent, tenter le couple.



Les monstres volants




Le Jugement dernier







Le chariot de foin




Le péché originel





Le chariot de foin







Le Jugement dernier




Adam et Ève chassés du Paradis





Le chariot de foin







Le Jugement dernier




Ici, et c'est la notion essentielle du triptyque, pas de tentation, et donc pas de péché. Une scène unique de la présentation. Pas de monstre volant, pas d'Ange armé, pas de Dieu en colère qui punit les premiers humains. Uniquement un couple bienheureux qui n'a pas commis de faute et un Christ bienveillant. La faute représentée par la pomme est absente. Il n'y a pas de pommier. Bosch a juste représenté, loin du couple, au milieu du tableau, à peine visible, un serpent enroulé autour d'un arbre. On peut penser que la présence de ce reptile, non essentielle à la scène pourrait être une concession pour passer la censure de l'inquisition.





Le serpent



Gen. II « 8. Or le Seigneur Dieu avait planté, dès le commencement, un paradis de volupté, dans lequel il mit l’homme qu’il avait formé. 9. Et le Seigneur Dieu fit sortir du sol toutes sortes de bois beaux à voir, et doux à manger : et aussi le bois de vie au milieu du paradis, et le bois de la science du bien et du mal. 10. De ce lieu de volupté sortait un fleuve pour arroser le paradis, et qui ensuite se divise en quatre canaux. 11. Le nom de l’un est Phison ; c’est celui qui coule autour de la terre de Hévilath, où vient l’or.12. Et l’or de cette terre est excellent ; c’est là aussi que se trouve le bdellium et la pierre d’onyx. 13. Le nom du second fleuve est Gehon ; c’est celui qui coule tout autour de la terre d’Éthiopie. 14. Le nom du troisième fleuve est le Tigre ; il se répand du côté de l’Assyrie. Le quatrième fleuve, c’est l’Euphrate. 15. Le Seigneur Dieu prit donc l’homme et le mit dans un paradis de volupté, pour le cultiver et le garder : »



La fontaine de Jouvence




La fontaine de Jouvence


Regardons plus en détail le panneau. Au centre, se trouve une fontaine rose, couleur chair. Ses volutes raffinées lui donnent presque un aspect vivant, organique. Sans trop se forcer, on pourrait y distinguer une représentation des organes génitaux féminins, avec en haut le clitoris et le vagin, et en bas l'utérus avec les trompes de Fallope et les ovaires de part et d'autre. C'est la Fontaine de jouvence source de toute vie. Au centre du Jardin d'Eden, se trouvait l'Arbre de la Connaissance. Une source jaillirai à son pied et alimenterai les quatre fleuves du paradis coulant vers les points cardinaux. La Fontaine de jouvence est un thème commun en peinture.
























Maître du château de la Manta. Fontaine de Jouvence (v. 1420) attribuée à Giacomo Jaquerio




La chouette












La chouette




Dans cette fontaine, situé à l'exact centre du panneau quand on trace les diagonale, se trouve un orifice par lequel on aperçoit une chouette. Pour les chrétiens, la chouette signifie traditionnellement le Diable, les puissances du mal, les mauvaises nouvelles, la destruction. De même, dans l'Ancien Testament, la chouette est une créature impure et une figure de désolation.

Dans la loi de Moïse, la chouette et le hibou sont des animaux impurs (Dt 14, 15 ; Lv 11, 16). Dans le livre d’Isaïe, le hibou peuple une terre désolée et maudite par le Seigneur (13, 22).

Au Moyen Âge, la chouette est associée à la tromperie et à la sorcellerie. En effet, on voit dans le rapace sa capacité à profiter de la nuit pour chasser, au moment où ses proies sont souvent "aveugles" et démunies, tandis qu'elle y voit clair. Dans certaines légendes populaires d'Allemagne et de Scandinavie, la chouette est considérée comme un esprit de la forêt ( Holzweibl ).

Son caractère nocturne lui confère également une connotation démoniaque. Elle est souvent représentée comme l'animal de compagnie des sorcières. Clouer aux portes des maisons des chouettes était donc une coutume destinée à se préserver du mauvais sort et des esprits malfaisants.

Mais ici, il ne s'agit pas de ce symbole malfaisant. Nous sommes dans un contexte de renaissance avec redécouverte de la culture grecque et latine. Dans la mythologie grecque, Athéna, fille de Zeus, est la déesse de la sagesse et de l’intelligence. En tant qu’attribut de la déesse, la chouette en prend la symbolique. Elle est d’ailleurs considérée comme un oiseau prophétique. Dans une image célèbre, le philosophe allemand Friedrich Hegel (1770-1831) fait de la chouette le symbole de la philosophie : « La chouette de Minerve prend son envol au crépuscule ».







Tétradrachme athénien représentant Athéna et, au revers, une chouette




La chouette est un oiseau fétiche de Bosch, il l'a beaucoup représentée. On voit d'ailleurs deux autres chouettes dans le panneau central de ce triptyque. Placée en ligne droite au dessus de la tête du Christ, le volatile célèbre l'union sous le signe de la sagesse.



Les chouettes de Bosch







Chouettes du panneau central



















Jérôme Bosch, le nid de chouette, vers 1505-1516. C'est l'un des trois dessins autographes de Bosch.




Les animaux















Dieu a créé les animaux qui peuplent la terre. On voit ici représentés des animaux familiers, des chevaux, des bœufs, des sangliers, des biches, un ours grimpant à un arbre, des lapins, symboles de fertilité, un chat avec une souris dans la gueule, un cygne qui est peut-être une allusion aux "banquets des cygnes" de sa confrérie Notre-Dame. Il faut noter l'abondance de la faune dans ce triptyque, alors que le chariot de foin et le Jugement dernier en sont quasiment dépourvus. L'artiste représente également des animaux exotiques. En 1492, Colomb découvre "les Indes occidentales". Les récits des navigateurs et des voyageurs rapportent l'existence d'animaux étranges.





Le lion







La girafe







L'éléphant



La girafe et l'éléphant ont pu être inspirés de ceux de l'italien Cyriaque d'Ancone (entre 1390 et 1392-vers 1455), aujourd'hui considéré comme le père fondateur de l'archéologie moderne qui lors d'un voyage en Egypte les dessina pour illustrer son récit. On y voit également un singe et un lion dévorant une biche, seule scène de violence dans la sérénité de cet Eden.



Cyriaque d'Ancone, voyage en Egypte















Bosch ne serait pas Bosch s'il n'y avait pas du fantastique. Parmi les animaux fantastiques, on voit un curieux chien à deux pattes, probablement inspiré des grylles que nous avons vus plus haut. A mi-tableau, sur la droite, de curieux animaux mi-batraciens, mi-lézards, mi-mammifères émergent de l'eau. Il semblent être les proto-animaux qui sont sortis de l'eau pour engendrer tous les animaux terrestres comme nous l'a appris la paléontologie. Mais bien entendu, Bosch n'avait pas ces connaissances à son époque.





Le chien







Les animaux sortant de l'eau



Autres animaux fantastiques, on remarque en bas du panneau, baignant dans une mare sombre et inquiétante, des animaux, mi-canards, mi-poissons, des bestioles monstrueuses semblant sortir de l'Enfer, empêchés en cela par un curieux oiseau à trois têtes, tel Cerbère le chien de l'Enfer, mais défendant le chemin inverse, interdisant à ses créatures démoniaques d'envahir la terre. Au milieu de la mare un curieux petit être à bec de canard, en habit de moine, flotte, lisant un livre (une bible, puisque tout est symbole?). Difficile de l'interpréter, mais on imagine un Jérôme Bosch facétieux qui se moque de quelques moines à l'intelligence de canard qui lisent et interprètent mal les textes.






La mare ou l'entrée de l'Enfer







Le prêtre canard




Les arbres


Gen II. 9. "Et le Seigneur Dieu fit sortir du sol toutes sortes de bois beaux à voir, et doux à manger : et aussi le bois de vie au milieu du paradis, et le bois de la science du bien et du mal."

Bosch n'a représenté que deux arbres distincts dans ce panneau, un palmier et un dragonnier. Le dragonnier est un arbre qui pousse aux Canaries, à Madère et au Cap-Vert. Il donne un jus rouge-sang qui a été utilisé comme remède médicinal et comme colorant.





Le dragonnier






Le palmier



Bosch n'en a probablement jamais vu, mais on le retrouve dans des gravures allemandes, notamment La Fuite en Égypte de Martin Schongauer, l’Adam et Ève gravé par Michael Wolgemut pour l’édition de 1493 de la Chronique de Nuremberg et une des xylographies de la Vie de la Vierge d’Albrecht Durer, La Fuite en Égypte (vers 1504). Wolgemut a représenté trois sortes d’arbres dans son Paradis : un palmier-dattier derrière Adam, un pommier entouré d’un serpent, traditionnellement identifié à l’arbre de la connaissance, et le dragonnier derrière Ève.





Michael Wolgemut, Adam et Ève, Chronique de Nuremberg, édition de 1493. fol. 7r, Paris, Bibliothèque de France. Xylographie.






Martin Schongauer, La Fuite en Égypte (c. 1470), Paris, musée du Louvre. Burin, 22,5 × 17 cm.




Pour Wolgemut et Schongauer, le dragonnier est l'arbre de vie associé à Ève tandis que le palmier est associé à Adam. Ici Bosch a inversé les symboles et attribué le dragonnier à Adam et le palmier est du côté d’Ève. Mais le symbole primordial est qu'il n'y a pas de pommier, qui est l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Pour Bosch, dans cette scène, pas de notion de bien et de mal et donc pas de notion de faute. Dans les triptyques du chariot de foin et du jugement dernier, il n'y a pas l'arbre de vie, seul est représenté l'arbre de la connaissance, seule la faute est présente.



Nous voila donc devant un panneau calme et serein, exempt de violence, où Dieu le père est absent, où le diable n’apparaît pas et où la faute originelle n'a pas été commise. Adam et Eve sont des êtres purs et emplies d'amour dans un monde florissant, ignorant le mal, placé sous le signe de la fertilité, de la connaissance et de la sagesse.



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