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"La différence entre l'érotisme et la pornographie c'est la lumière". Bruce LaBruce
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vendredi 3 avril 2015





Paul Gauguin, 1848. Paris - 1903. Atuona, Hiva Oa, Îles Marquises.







Paul Gauguin en 1891




NOA NOA




"II est extraordinaire qu'on puisse mettre tant de mystère dans tant d'éclat" (Stéphane Mallarmé en exergue du premier chapitre de Noa Noa.)










«Puisse venir le jour (et peut-être bientôt) où j'irai m'enfuir dans les bois sur une île de l'Océanie, vivre là d'extase, de calme et d'art. Entouré d'une nouvelle famille, loin de cette lutte européenne après l'argent. Là à Tahiti je pourrai, au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique murmurante des mouvements de mon cœur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage. Libre enfin, sans souci d'argent et pourrai aimer, chanter et mourir. » Gauguin

Le projet polynésien de Gauguin commence en 1890. Gauguin hésite d'abord entre Madagascar et Tahiti. Il organise alors une exposition (avec un certain succès), se rend à Copenhague pour dire au revoir à sa femme et à ses enfants et organiser un repas d'adieu avec ses amis auquel assistera Mallarmé. Après trois mois de voyage il débarque à Tahiti le 9 juin 1991.



«Madagascar est encore trop près du monde civilisé; je vais aller à Tahiti et j'espère y finir mon existence. Je juge que mon art que vous aimez n'est qu'un germe et j'espère là-bas le cultiver pour moi-même à l'état primitif et sauvage. Il me faut pour cela le calme. Qu'importé la gloire pour les autres ! Gauguin est fini pour ici, on ne verra plus rien de lui ». Gauguin









Lors de ce premier séjour, il s'imprégna profondément de la culture de ses habitants, s'initia à leurs coutumes et à leurs croyances, prenant des notes, faisant des dessins et des tableaux qu'il nomma en tahitien.








Gauguin entreprend en 1893, lors du retour de son premier voyage à Tahiti, la rédaction d'un ouvrage intitulé Noa Noa, signifiant odorant en tahitien (Ce qu'exhale Tahiti.) Entre journal de voyage, reportage anthropologique et carnet de croquis, il rédige à la fin de l'année 93 les souvenirs de sa première aventure océanienne. Ce récit tient une place à part dans l'oeuvre de Gauguin. La période est difficile pour l'artiste.

Il a des problèmes de santé et a du être hospitalisé pour vomissement de sang mais quittera l’hôpital contre l'avis du médecin pour raisons financières. Il n'a plus d'argent et se met à la sculpture car il n'a plus de quoi s'acheter des toiles. Il essaie de se faire rapatrier. Pendant ce temps son premier tableau tahitien de Gauguin, Vahine no te tiare (La femme à la fleur), est exposé à Paris à la galerie Boussod et Valadon en septembre 1892.






Vahine no te tiare, 1891. Huile sur toile



En Juin 1893, il quitte Tahiti avec 66 toiles et quelques sculptures. Il arrive en France au bout de 3 mois. Il propose de faire don de son tableau Ia Orana Maria au musée du Luxembourg qui le refuse. Ses tableaux attirent peu les amateurs, il vendra 9 toiles sur 47 lors d'une vente à Drouot en février 1895. il retourne à Papeete en septembre 1895 mais les choses ont changé depuis son départ et il le déplore.





Ia Orana Maria, 1891. Huile sur toile

























Noa Noa est , malgré les difficultés de Gauguin, un hymne à la joie et à la beauté de Tahiti. Il y décrit son émerveillement devant un peuple qui le fascine, mais également avec férocité le comportement des européens à Tahiti.

"Il existe trois versions du récit du premier voyage de Gauguin à Tahiti. La plus ancienne est une simple liasse de papier peu illustrée, qui constitue le premier jet du texte réalisé au début de l’automne 1893. Ce document, entièrement de la main de Gauguin, se trouve aujourd’hui au Getty Center for History of Art and the Humanities. Ce texte est longuement retravaillé pendant l’hiver 1893-94 avec la collaboration du poète symboliste, Charles Morice, un disciple de Mallarmé. Gauguin recopie cette nouvelle version sur un album qu’il intitule Noa Noa / Voyage de Tahiti – noa noa signifie odorant en tahitien –, aujourd’hui conservé dans les collections du musée d’Orsay, et réalise une série de gravures destinées à l’illustration du livre.

L’artiste a, en effet, l’intention de faire publier Noa Noa avant de repartir à Tahiti. Mais, lorsqu’il s’embarque pour l’Océanie en juin 1895, Morice n’a toujours pas achevé sa partie. Ce dernier conserve une copie du texte qu’il reprendra pendant plusieurs mois et qui constitue un troisième manuscrit aujourd’hui conservé à la Temple University Library à Philadelphie. Cette version, que Gauguin n’a pas approuvée, sert de base à la publication d’extraits de Noa Noa dans La Revue blanche en 1897, et sera éditée en 1901 par les éditions La Plume." (Isabelle Cahn. Documentaliste au musée d’Orsay.)















Le but de Gauguin, en rédigeant Noa Noa, est d'expliquer sa peinture tahitienne à une Europe qui connait peu ces peuples éloignés, "écrire un conte barbare destiné à des civilisés". Même s'il doute de ses talents d'écrivain. Le livre compte douze chapitres. La version écrite avec Morice, où Gauguin lui a demandé d'écrire sa vision de Tahiti (alors que Morice n'y est jamais allé!) est décevante, ampoulée et prétentieuse. Gauguin repart à Tahiti avec cette version qu'il remaniera. Il adressera en 1899 une lettre à la femme de Morice qui continuait la rédaction de l'ouvrage en France pour que celui-ci cesse de le surcharger de sa poésie lourde et inutile.








« Je vous en prie, croyez-moi un peu d'expérience et d'instinct de sauvage civilisé que je suis. Il ne faut pas que le conteur disparaisse derrière le poète. Un livre est ce qu'il est... incomplet - soit... cependant — si par quelques récits on dit tout ce qu'on a à dire ou faire deviner, c'est beaucoup. On attend des vers de Morice, je le sais, mais s'il y en a beaucoup dans ce livre toute la naïveté du conteur disparaît et la saveur de Noa Noa perd de son origine. » Gauguin






















La version de Gauguin restera dans sa case des Marquises, sa "maison du jouir" jusqu'à sa mort, le 8 mai 1903. Cette version n'est plus destinée qu'à lui et il s'y attelle avec une totale liberté, l'illustrant d'une riche iconographie. Il y introduit des études, des aquarelles, des dessins, des gravures sur bois et même y colle plusieurs titres gravés et illustrés de son journal satirique, Le Sourire, paru à Tahiti d'août 1899 à avril 1900. Après son retour à Tahiti, il quitte sa précédente conquête Titi, une anglo-tahitienne qu'il juge trop civilisée pour une jeune fille de treize ans (lui en a plus de 40), Teha'amana ou Tehura, qui sera la figure centrale du manuscrit.


















Tehura





Tehura, sculpture sur bois, Gauguin




"Ma femme était peu bavarde, mélan­colique et moqueuse.Nous nous observions l'un l'autre sans cesse, mais elle me restait impéné­trable, et je fus vite vaincu dans cette lutte. J'avais beau me promettre de me surveiller, de me dominer pour rester un témoin perspicace, mes nerfs n'étaient pas longs à l'emporter sur les plus sérieuses résolutions et je fus en peu de temps, pour Tehura, un livre ouvert."






















Dans Noa Noa, un texte de Gauguin, l'homme qui aimait les femmes, nous narre le trouble que l'artiste ressentit pour un jeune homme lors d'une promenade.


«Chaque jour se fait meilleur pour moi. Je finis par comprendre la langue assez bien. [...] Mes pieds nus au contact quotidien du caillou se sont familiarisés avec le sol, mon corps presque toujours nu ne craint plus le soleil; la civilisation s'en va petit à petit de moi et je commence à penser simplement, n'avoir que peu de haine pour mon prochain et je fonctionne animalement, librement, avec la certitude du lendemain pareil au jour présent; tous les matins le soleil se lève pour moi comme pour tout le monde, serein; je deviens insouciant, tranquille et aimant.

J'ai un ami naturel, venu près de moi chaque jour naturellement, sans intérêt. Mes images coloriées, mes travaux dans le bois l'ont surpris et mes réponses à ses questions l'ont instruit. Il n'y a pas de jour quand je travaille où il ne vienne me regarder. Un jour que, lui confiant mes outils, je lui demandai d'essayer une sculpture, il me regarda bien étonné et me dit simplement avec sincérité que je n'étais pas comme les autres hommes et, le premier peut-être dans la société, il me dit que j'étais utile aux autres. Enfant! Il faut l'être, pour penser qu'un artiste est quelque chose d'utile.

Ce jeune homme était parfaitement beau et nous fûmes très amis. Quelquefois le soir, quand je me reposais de ma journée, il me faisait des questions de jeune sauvage voulant savoir bien des choses de l'amour en Europe, questions qui souvent m'embarrassaient.
Un jour je voulais avoir, pour sculpter, un arbre de bois rose, morceau assez important et qui ne fût pas creux.
-- Il faut pour cela, me dit-il, aller dans la montagne à certains endroits où je connais plusieurs beaux arbres qui pourraient te satisfaire. Si tu veux, je t'y mènerai et nous le rapporterons tous deux.

Nous partîmes de bon matin. [...] Nous allions tous deux nus avec le linge à la ceinture et la hache à la main, traversant maintes fois la rivière pour reprendre un bout de sentier que mon compagnon connaissait comme par l'odorat, si peu visible, si ombragé. [...] Et nous étions bien deux, deux amis, lui tout jeune homme et moi presque un vieillard, de corps et d'âme, de vices de civilisation, d'illusions perdues. Son corps souple d'animal avait de gracieuses formes, il marchait devant moi sans sexe.
De toute cette jeunesse, de cette parfaite harmonie avec la nature qui nous entourait il se dégageait une beauté, un parfum (noa noa) qui enchantaient mon âme d'artiste. De cette amitié si bien cimentée par attraction mutuelle du simple au composé, l'amour en moi prenait éclosion.

Et nous étions seulement tous deux.

J'eus comme un pressentiment de crime, le désir d'inconnu, le réveil du mal. Puis la lassitude du rôle de mâle qui doit toujours être fort, protecteur, de lourdes épaules à supporter. Être une minute l'être faible qui aime et obéit.
Je m'approchai, sans peur des lois, le trouble aux tempes.

Le sentier était fini, il fallait traverser la rivière; mon compagnon se détournait en ce moment, me présentant la poitrine.
L'androgyne avait disparu ce fut bien un jeune homme; ses yeux innocents présentaient l'aspect de la limpidité des eaux. Le calme soudain rentra dans mon âme et cette fois je goûtai délicieusement la fraîcheur du ruisseau, m'y trempant avec délice.
-- Toe toe (“C'est froid”), me dit-il.

-- Oh! Non, répondis-je, et cette négation, répondant à mon désir antérieur, s'enfonça comme un écho dans la montagne, avec âpreté.
Je m'enfonçai vivement dans le taillis devenu de plus en plus sauvage; l'enfant continuait sa route, toujours l'oeil limpide. Il n'avait rien compris; moi seul portais le fardeau d'une mauvaise pensée, toute une civilisation m'avait devancé dans le mal et m'avait éduqué.

Nous arrivions au but. À cet endroit des deux côtés les escarpes de la montagne s'évasaient et, derrière un rideau d'arbres enchevêtrés, un semblant de plateau caché, mais non ignoré.

Plusieurs arbres (bois de rose) étendaient là leur immenses ramages. Tous deux, sauvages, nous attaquâmes à la hache un magnifique arbre qu'il fallut détruire pour avoir une branche convenable à mes désirs. Je frappai avec rage et les mains ensanglantées je coupais avec le plaisir d'une brutalité assouvie, d'une destruction de je ne sais quoi.
[...] Bien détruit en effet tout mon vieux stock de civilisé. Je revins tranquille, me sentant désormais un autre homme, un Maori...»

















Noa Noa est non seulement un document anthropologique mais aussi un carnet de voyage, un journal intime, un carnet de croquis, un manuscrit richement illustré par l'artiste (dessins, aquarelles, photos). Une oeuvre magnifique et complète.


























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