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"La différence entre l'érotisme et la pornographie c'est la lumière". Bruce LaBruce
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dimanche 26 janvier 2014




JEAN COCTEAU



LE LIVRE BLANC, 1928



Ecrit en 1927, Le livre blanc paraît en 1928 à 31 exemplaire de façon anonyme. Ce n'est que dans la deuxième édition de 1930 qu'apparait le nom de l'auteur. Il y évoque la naissance de son désir de la beauté masculine et la rencontre de son première amour, un certain Dargelos.




EDITION DE 1930





Esquisse pour la reliure















Reliure







































Au plus loin que je remonte et même à l'âge où l'esprit n'influence pas encore les sens, je trouve des traces de mon amour des garçons. J'ai toujours aimé le sexe fort que je trouve légitime d'appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d'une société qui condamne le rare comme un crime et nous oblige à réformer nos penchants. 

Trois circonstances décisives me reviennent à la mémoire. Mon père habitait un petit château près de S. Ce château possédait un parc. Au fond du parc il y avait une ferme et un abreuvoir qui n'appartenaient pas au château. Mon père les tolérait sans clôture, en échange des laitages et des œufs que le fermier apportait chaque jour. 

Un matin d'août, je rôdais dans le parc avec une carabine chargée d'amorces et, jouant au chasseur, dissimulé derrière une haie, je guettais le passage d'un animal, lorsque je vis de ma cachette un jeune garçon de ferme conduire à la baignade un cheval de labour. Afin d'entrer dans l'eau et sachant qu'au bout du parc ne s'aventurait jamais personne, il chevauchait tout nu et faisait s'ébrouer le cheval à quelques mètres de moi. Le hâle sur sa figure, son cou, ses bras, ses pieds, contrastant avec la peau blanche, me rappelait les marrons d'Inde qui jaillissent de leurs cosses, mais ces taches sombres n'étaient pas seules. Une autre attirait mes regards, au milieu de laquelle une énigme se détachait dans ses moindres détails. 









Mes oreilles bourdonnèrent. Ma figure s'empourpra. La force abandonnait mes jambes. Le cœur me battait comme un cœur d'assassin. Sans me rendre compte, je tournai de l'œil et on ne me retrouva qu'après quatre heures de recherches. Une fois debout, je me gardai instinctivement de révéler le motif de ma faiblesse et je racontai, au risque de me rendre ridicule, qu'un lièvre m'avait fait peur en débouchant des massifs.

La seconde fois, c'était l'année suivante. Mon père avait autorisé des bohémiens à camper dans ce même bout de parc où j'avais perdu connaissance. Je me promenais avec ma bonne. Soudain, poussant des cris, elle m'entraîna, me défendant de regarder en arrière. Il faisait une chaleur éclatante. Deux jeunes bohémiens s'étaient dévêtus et grimpaient aux arbres. Spectacle qui effarouchait ma bonne et que la désobéissance encadra de manière inoubliable. Vivrais-je cent ans, grâce à ce cri et à cette course, je reverrai toujours une roulotte, une femme qui berce un nouveau-né, un feu qui fume, un cheval blanc qui mange de l'herbe, et, grimpant aux arbres, deux corps de bronze trois fois tachés de noir.








La dernière fois, il s'agissait, si je ne me trompe, d'un jeune domestique nommé Gustave. A table, il se retenait mal de rire. Ce rire me charmait. À force de tourner et retourner dans ma tête les souvenirs du garçon de ferme et des bohémiens, j'en arrivai à souhaiter vivement que ma main touchât ce que mon œil avait vu. 

Mon projet était des plus naïfs. Je dessinerais une femme, je porterais la feuille à Gustave, je le ferais rire, je l'enhardirais et lui demanderais de me laisser toucher le mystère que j'imaginais, pendant le service de table, sous une bosse significative du pantalon. Or de femme en chemise, je n'avais jamais vu que ma bonne et croyais que les artistes inventaient aux femmes des seins durs alors qu'en réalité toutes les avaient flasques. Mon dessin était réaliste. Gustave éclata de rire, me demanda quel était mon modèle et comme, profitant de ce qu'il se trémoussait, j'allais droit au but avec une audace inconcevable, il me repoussa, fort rouge, me pinça l'oreille, prétextant que je le chatouillais et, mort de peur de perdre sa place, me reconduisit jusqu'à la porte. 









Quelques jours après il vola du vin. Mon père le renvoya. J'intercédai, je pleurai ; tout fut inutile. J'accompagnai jusqu'à la gare Gustave, chargé d'un jeu de massacre que je lui avais offert pour son jeune fils dont il me montrait souvent la photographie. 

Ma mère était morte en me mettant au monde et j'avais toujours vécu en tête-à-tête avec mon père, homme triste et charmant. Sa tristesse précédait la perte de sa femme. Même heureux il avait été triste et c'est pourquoi je cherchais à cette tristesse des racines plus profondes que son deuil. 

Le pédéraste reconnaît le pédéraste comme le juif le juif. Il le devine sous le masque, et je me charge de le découvrir entre les lignes des livres les plus innocents. Cette passion est moins simple que les moralistes ne le supposent. Car, de même qu'il existe des femmes pédérastes, femmes à l'aspect de lesbiennes, mais recherchant les hommes de la manière spéciale dont les hommes les recherchent, de même il existe des pédérastes qui s'ignorent et vivent jusqu'à la fin dans un malaise qu'ils mettent sur le compte d'une santé débile ou d'un caractère ombrageux. 








J'ai toujours pensé que mon père me ressemblait trop pour différer sur ce point capital. Sans doute ignorait-il sa pente et au lieu de la descendre en montait-il péniblement une autre sans savoir ce qui lui rendait la vie si lourde. Aurait-il découvert les goûts qu'il n'avait jamais trouvé l'occasion d'épanouir et qui m'étaient révélés par des phrases, sa démarche, mille détails de sa personne, il serait tombé à la renverse. A son époque on se tuait pour moins. Mais non ; il vivait dans l'ignorance de lui-même et acceptait son fardeau. 

Peut-être à tant d'aveuglement dois-je d'être de ce monde. Je le déplore, car chacun eût trouvé son compte si mon père avait connu des joies qui m'eussent évité mes malheurs.









J'entrai au lycée Condorcet en troisième. Les sens s'y éveillaient sans contrôle et poussaient comme une mauvaise herbe. Ce n'étaient que poches trouées et mouchoirs sales. La classe de dessin surtout enhardissait les élèves, dissimulés par la muraille des cartons. Parfois, en classe ordinaire, un professeur ironique interrogeait brusquement un élève au bord du spasme. L'élève se levait, les joues en feu, et, bredouillant n'importe quoi, essayait de transformer un dictionnaire en feuille de vigne. Nos rires augmentaient sa gêne.

La classe sentait le gaz, la craie, le sperme. Ce mélange m'écœurait. Il faut dire que ce qui était un vice aux yeux de tous les élèves n'en étant pas un pour moi ou, pour être plus exact, parodiant bassement une forme d'amour que respectait mon instinct, j'étais le seul qui semblait réprouver cet état de choses. Il en résultait de perpétuels sarcasmes et des attentats contre ce que mes camarades prenaient pour de la pudeur.
Mais Condorcet était un lycée d'externes. Ces pratiques n'allaient pas jusqu'à l'amourette ; elles ne dépassaient guère les limites d'un jeu clandestin.








Un des élèves, nommé Dargelos, jouissait d'un grand prestige à cause d'une virilité très au-dessus de son âge. Il s'exhibait avec cynisme et faisait commerce d'un spectacle qu'il donnait même à des élèves d'une autre classe en échange de timbres rares ou de tabac. Les places qui entouraient son pupitre étaient des places de faveur. Je revois sa peau brune. A ses culottes très courtes et à ses chaussettes retombant sur ses chevilles, on le devinait fier de ses jambes. Nous portions tous des culottes courtes, mais à cause de ses jambes d'homme, seul Dargelos avait les jambes nues. Sa chemise ouverte dégageait un cou large. Une boucle puissante se tordait sur son front. Sa figure aux lèvres un peu grosses, aux yeux un peu bridés, au nez un peu camus, présentait les moindres caractéristiques du type qui devait me devenir néfaste. Astuce de la fatalité qui se déguise, nous donne l'illusion d'être libres et, en fin de compte, nous fait tomber toujours dans le même panneau.

La présence de Dargelos me rendait malade. Je l'évitais. Je le guettais. Je rêvais d'un miracle qui attirerait son attention sur moi, le débarrasserait de sa morgue, lui révélerait le sens de mon attitude qu'il devait prendre pour une pruderie ridicule et qui n'était qu'un désir fou de lui plaire. 









Mon sentiment était vague. Je ne parvenais pas à le préciser. Je n'en ressentais que gêne ou délices. La seule chose dont j'étais sûr, c'est qu'il ne ressemblait d'aucune sorte à celui de mes camarades.

Un jour, n'y tenant plus, je m'en ouvris à un élève dont la famille connaissait mon père et que je fréquentais en dehors de Condorcet. « Que tu es bête, me dit-il, c'est simple. Invite Dargelos un dimanche, emmène-le derrière les massifs et le tour sera joué. » Quel tour ? Il n'y avait pas de tour. Je bredouillai qu'il ne s'agissait pas d'un plaisir facile à prendre en classe et j'essayai vainement par le langage de donner une forme à mon rêve. Mon camarade haussa les épaules. « Pourquoi, dit-il, chercher midi à quatorze heures ? Dargelos est plus fort que nous (il employait d'autres termes). Dès qu'on le flatte il marche. S'il te plaît, tu n'as qu'à te l'envoyer. » 

La crudité de cette apostrophe me bouleversa. Je me rendis compte qu'il était impossible de me faire comprendre. En admettant, pensais-je, que Dargelos accepte un rendez-vous, que lui dirais-je, que ferais-je ?

Mon goût ne serait pas de m'amuser cinq minutes, mais de vivre toujours avec lui. Bref, je l'adorais, et je me
résignai à souffrir en silence, car, sans donner à mon mal le nom d'amour, je sentais bien qu'il était le contraire des exercices de la classe et qu'il n'y trouverait aucune réponse.









Cette aventure qui n'avait pas eu de commencement eut une fin. Poussé par l'élève auquel je m'étais ouvert, je demandai à Dargelos un rendez-vous dans une classe vide après l'étude de cinq heures. Il vint. J'avais compté sur un prodige qui me dicterait ma conduite. En sa présence je perdis la tête. Je ne voyais plus que ses jambes robustes et ses genoux blessés, blasonnés de croûtes et d'encre.

« Que veux-tu ? » me demanda-t-il, avec un sourire cruel. Je devinai ce qu'il supposait et que ma requête n'avait pas d'autre signification à ses yeux. J'inventai n'importe quoi.

« Je voulais te dire, bredouillai-je, que le censeur te guette. » 
C'était un mensonge absurde, car le charme de Dargelos avait ensorcelé nos maîtres. Les privilèges de la beauté sont immenses. Elle agit même sur ceux qui paraissent s'en soucier le moins.

Dargelos penchait la tête avec une grimace : « Le censeur ?

— Oui, continuais-je, puisant des forces dans l'épouvante, le censeur. Je l'ai entendu qui disait au proviseur : Je guette Dargelos. Il exagère. Je l'ai à l'œil !

— Ah ! j'exagère, dit-il, eh bien, mon vieux, je la lui montrerai au censeur. Je la lui montrerai au port d'armes ; et quant à toi, si c'est pour me rapporter des conneries pareilles que tu me déranges, je te préviens qu'à la
première récidive je te botterai les fesses. »

Il disparut. 

Pendant une semaine je prétextai des crampes pour ne pas venir en classe et ne pas rencontrer le regard de Dargelos. A mon retour j'appris qu'il était malade et gardait la chambre. Je n'osais prendre de ses nouvelles. On chuchotait. Il était boy-scout. On parlait d'une baignade imprudente dans la Seine glacée, d'une angine de poitrine. Un soir, en classe de géographie, nous apprîmes sa mort. Les larmes m'obligèrent à quitter la classe. La jeunesse n'est pas tendre. Pour beaucoup d'élèves, cette nouvelle, que le professeur nous annonça debout, ne fut que l'autorisation tacite de ne rien faire. Le lendemain, les habitudes se refermèrent sur ce deuil. 

Malgré tout, l'érotisme venait de recevoir le coup de grâce. Trop de petits plaisirs furent troublés par le fantôme du bel animal aux délices duquel la mort elle-même n'était pas restée insensible.














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